Paris vous aime magazine Juillet-Août-Septembre 2024

Je joue comme milieu de terrain, et mes premiers entraîneurs n’ont eu de cesse de me répéter : « Quand la balle va d’un côté, celui qui est le plus près d’elle y court et l’autre compense au milieu. » Ces conseils me sont restés : l’idée de regarder où se situe le camarade et de toujours faire au mieux pour qu’il ait le plus de marge de manœuvre possible… Cette vision du collectif pourrait d’ailleurs être étendue à la société, de manière très politique : se sacrifier, accompagner l’autre, essayer de lire ce qu’il est en train de faire pour s’ajuster, je l’ai appris grâce à ce sport. Il est toutefois plus difficile d’établir des ponts évi dents avec la littérature. Lorsque des écrivains parlent de foot, c’est souvent à travers des figures indivi duelles, des solistes. Zidane a beau être un formidable orchestrateur de jeu collectif, on regarde toujours ses expressions individuelles ! C’est pourquoi la plu part des auteurs qui s’intéressent au sport vont vers des disciplines individuelles – le cyclisme ou la boxe, par exemple –, où s’expriment la volonté, la souf france… Or le geste solitaire s’oppose toujours à l’ex pression collective dans le foot, car le foot est un lieu d’expression de passions partagées. Jorge Luis Borges, que j’aime beaucoup, a eu des mots très durs sur la foule et sur les fans de football, alors qu’il vivait lui-même en Argentine, un pays où la passion pour le ballon rond prend parfois des airs de délire collectif. Je crois pour ma part que les émo tions collectives vécues dans un stade, lorsqu’elles sont à leur meilleur, sont une expérience unique au monde. J’ai eu la chance d’assister à la qualification de l’équipe du Sénégal pour le Mondial 2022 : cela s’est joué aux tirs au but contre l’Égypte, la tension était à son comble, et l’explosion de joie qui a eu lieu juste après a été magnifique. Comme si une vague d’énergie déferlait sur tout le pays. Comme si, pendant quelques minutes, nous nous sentions liés à n’importe quelle autre personne présente par un sentiment rare de joie. Or la joie, plus encore que la colère ou l’indignation, est pour moi l’émotion la plus politique, parce que la plus profonde et la plus durable qui soit, surtout quand elle est collective. C’est pourquoi le stade est aussi, pour moi, un lieu politique, qui peut électriser et rassembler. J’ai un respect profond pour Borges, mais s’il affirme que les émotions sportives sont stu pides, alors je choisis de vivre ces quelques heures de stupidité dans les travées d’un stade de foot !

the middle”. It’s an advice that has stayed with me: the idea of looking at where your teammate is and always giving him as much space as possible... This collec tive vision could also be extended to society, in a very political way: self-sacrifice, accompanying others, and trying to read their actions in order to adapt. These are the lessons I learned from this sport. However, it is harder to establish bridges with lite rature. When writers talk about football, it’s often through individual athletes, soloists. Zidane may be a formidable orchestrator of the collective game, yet we tend to look at his individual talent. That’s why most writers interested in sports, focus on individual sports such as cycling or boxing, where willpower and suf fering are expressed. But football is a place of shared passion where individualistic moves are at odds with the collective spirit. The writer Jorge Luis Borges, whom I admire very much, had some very harsh words for crowds and football fans, even though he was from Argentina, a country where passion for the game sometimes takes on the air of a collective hysteria. I believe that at its best, the collective emotion in a stadium is a unique experience. I was fortunate enough to be here when Senegal qualified for the 2022 World Cup: it went down to penalties against Egypt, the tension was at its peak and the explosion of joy that followed was magnifi cent. It was as if a wave of energy had swept across the country. For a few minutes, we felt connected to every one else in the stadium by a rare sense of joy. And joy, in my opinion, is a more political emotion than anger or outrage, because it is the deepest and most enduring, especially when it is collective. That’s why the stadium is also a political space that can electrify people and bring them together. While Borges may have said that sporting emotions are stupid, I would rather spend those few hours of stupidity in a football stadium.

Interview by JULIEN BISSON

Propos recueillis par JULIEN BISSON

132

PARIS VOUS AIME MAGAZINE & LÉGENDE

Made with FlippingBook Annual report maker