Paris vous aime magazine Janvier-Février-Mars 2024

Rares ruptures Deuxième bémol, il faut bien comprendre que les innovations radicales ne sont pas toutes des innovations dites de rupture, même si les frontières sont floues, en particulier au moment où elles se produisent. Le passage à la VHS est « radical » mais il ne marque pas de rupture. Au sens d’un chan gement de paradigme, les ruptures sont rares. L’électricité, par exemple, a marqué une rupture. Notons d’ail leurs que ce n’est pas en tentant d’améliorer la bougie (au sens de l’innovation incrémentale) que l’am poule électrique a été inventée. De la rupture dans le champ des connais sances, ou de leur exploitation, naît la rupture économique et sociale, ainsi que celle qui se prépare, liée au numérique et à l’intelligence artificielle. Le taylorisme, notam ment dans son déploiement fordiste (introduction du travail à la chaîne), compte par exemple parmi les inno vations de rupture. Les innovations radicales rompent souvent la chaîne des connaissances. Cette rupture dans la progression cumulative du savoir peut masquer sa reconnaissance en tant qu’avan cée au moment où elle se produit. L’histoire d’Ignace Semmelweis est emblématique de cela. Il y a cent cin quante ans, ce médecin obstétricien s’est aperçu que se laver les mains entraînait une chute spectaculaire du taux de mortalité après les accou chements. Or, sa découverte restera longtemps rejetée par l’institution médicale faute d’explication scienti fique (on ne connaissait pas encore les microbes à l’époque). Parmi tant d’autres, cet exemple nous rappelle qu’il faut se laisser interpeller par des idées qui par fois dérangent parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans le continuum de la connaissance. C’est souvent dans la rupture avec les savoirs établis que se génère l’innovation et, avec elle, le progrès. Une innovation n’est pas néces sairement le fruit d’une activité dédiée de recherche. Elle est parfois un inattendu, un « pro duit-joint » des processus de pro duction ou des usages. Cela n’est

complementary knowledge. But it’s important to note that incremental does not mean linear. After WWII, French mathemati cian Louis Couffignal criticized his American-Hungarian col league John von Neumann’s quest to create the first computer, calling it a “mistake” to rely on “memory” rather than on the cumulative progress of calcula ting machines. Most computers still operate on an architecture based on Von Neumann’s princi ple, Couffignal’s machine never got beyond the prototype stage. Rare breakthroughs It is also important to understand that not all radical innovations are breakthroughs, even if the boundaries are not clear, espe cially at the time of their occur rence. The switch to VHS was “radical”, but it was not a break with the past. Breakthroughs in the sense of paradigm shifts are rare. Electricity, for example, was a break with the past. It is worth noting that the lightbulb was not invented by trying to improve the candle (in the sense of incremen tal innovation). Breakthroughs in knowledge, or the way knowledge is used, have also led to economic and social breakthroughs (para digm shifts), as well as the break throughs associated with digital technology and artificial intelli gence. Taylorism, the science of dividing specific tasks, especially the introduction of the assembly line, known as Fordism , was a breakthrough innovation. Radical innovations often break a chain of knowledge. This break in the cumulative progression of knowledge can obscure recogni tion of the innovation as a break through at the time it occurs. For example, take the story of Ignace Semmelwe. One hundred and fifty years ago, this obstetrician noticed that washing hands before delivering a baby led to a spectacular decrease in maternal mortality. However, his discovery was long ignored by the medical establishment for lack of a scien

tific explanation since we science at the time had no understanding of microbes. This example reminds us that we must allow ourselves to be challenged by unsettling ideas that do not fit into the continuum of knowledge. It is often by departing from estab lished knowledge that innovation and progress are achieved. Innovation is not necessarily the result of dedicated research. It is sometimes unexpected, a “by-product” of production pro cesses or applications. This is nothing new. In Adam Smith’s An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations , written in 1776, he gave the example of a young boy who, by constantly opening and closing the connec tion between a boiler and a cylin der, discovered a system that allowed the valve to open and close automatically: “This discov ery has contributed to perfecting this kind of machine following a child’s initiative to save himself trouble.” Not always deliberate... In some cases, innovation can be serendipitous and unexpected. Christopher Columbus’s disco very of the Americas while seek ing a shorter route to India and China is a perfect example of such a discovery, which are often inno vation blockbusters. The inven tion of Viagra to treat erectile dysfunction came about during research into the treatment of pulmonary arterial hypertension.

And Velcro wouldn’t exist if it weren’t for Georges de Mestral’s dog, whose fur had the tendency to attracting burdock seeds. While examining the seeds to find a solution, he was struck with the notion of a synthetic fastening system based on small adhering hooks, which was finally patented as a “self-gripping fastening sys tem with loops and hooks”. In a recent survey of patents filed in Aquitaine, France, in nearly two out of three cases the inven tion was the result of regular, organised research. A third of the patents, however, were the result of either “more occasional or informal” research or simply “by chance in the course of profes sional activity”. Looking more closely at the fate of patents, leads to a counterintuitive conclusion: the inventions generated “by chance” most often become inno vations (in the sense of actually being implemented or marketed). Though a small majority of inno vations are indeed the result of a deliberate act, the fact remains that a significant proportion escapes rationalisation. “To inno vate is to swim against the cur rent” , says Joseph Aloïs Schum peter, while a laborious activity cannot be reduced to a mythical “flash of genius”. When it comes to invention and innovation, there remains an element of mystery that is difficult to decipher. ◆ Innovation means going against the grain

les poils duquel les fruits de bar dane avaient fâcheuse tendance à se pelotonner. L’examen des fruits afin de trouver un moyen de s’en débarrasser lui inspira l’idée d’un système de fermeture synthétique basé sur le procédé des petits cro chets adhérant brevetés en tant que « système d’attache autoagrippant doté de bouclettes et crochets ». À l’occasion d’une récente enquête portant sur les brevets d’inven tion déposés en Aquitaine, nous avons pu confirmer que, dans près de deux cas sur trois, l’invention résulte d’une activité de recherche régulière et organisée. Un tiers émerge cependant soit d’une acti vité de recherche « plus occasion nelle ou informelle », soit carrément « au hasard de l’activité profession nelle » (à parts égales pour chacune des deux modalités). Lorsqu’on étu die le devenir des brevets d’inven tion, le résultat devient quasiment contre-intuitif: ce sont les inventions générées « au hasard » (a contrario de celles issues d’une activité « déli bérée ») qui se transforment le plus souvent en innovations (au sens où elles sont effectivement mises en œuvre ou commercialisées. Une petite majorité des inno vations est bien issue d’un acte délibéré. Reste qu’une part non négligeable échappe à la ratio nalisation. Donnons le mot de la fin à Joseph Aloïs Schumpeter : « Innover, c’est nager à contre-cou rant » , en rappelant toutefois qu’il s’agit là d’une activité bien sou vent laborieuse qui ne saurait se réduire au mythique « flash de génie ». En matière d’invention comme d’innovation, il reste une part de mystère que l’on serait bien malaisé de vouloir théoriser. ◆ Découvrez The Conversation sur theconversation.com/fr Tous les articles sont accessibles gratuitement. Discover The Conversation at theconversation.com/en. All articles are available free of charge. Innover, c’est nager à contre-courant

C’est souvent dans la rupture avec les savoirs établis que se génère l’innovation et, avec elle, le progrès

Innovation and progress are often achieved by breaking with established knowledge

pas nouveau. Adam Smith, dans son essai Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations , prenait en 1776 comme exemple ce petit garçon conti nuellement occupé à ouvrir puis à fermer la communication entre une chaudière et un cylindre, et qui découvrit ainsi un dispositif permettant à cette soupape de s’ouvrir et de se fermer automa tiquement : « Une des découvertes qui a le plus contribué à perfec tionner ces sortes de machines est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine. » À l’extrême – pourtant loin de l’épi phénomène –, l’innovation peut être fortuite, comme l’exprime le néologisme « sérendipité » pour qualifier les découvertes qui se réalisent de manière inattendue. La (re)découverte des Amériques par un Christophe Colomb cher chant à rejoindre plus rapidement l’Inde et la Chine est un exemple patent de ces découvertes, souvent des blockbusters de l’innovation et qui se comptent par centaines. Les troubles de l’érection doivent leur Viagra aux recherches por tant sur le traitement de l’hy pertension artérielle pulmonaire. Et le Velcro n’existerait pas sans le chien de Georges de Mestral, dans Un acte pas toujours délibéré…

AUTEURS Marie Coris , enseignant-chercheur en économie de l’innovation à l’Université de Bordeaux (laboratoire GREThA), et Pierre Dos Santos, professeur des universités en physiologie à l’Université de Bordeaux et praticien hospitalier en cardiologie au CHU de Bordeaux , ont fondé le collectif Tous en sciences pour remettre les sciences au cœur des débats démocratiques. AUTHORS Marie Coris, a lecturer and researcher in the economics of innovation at the Université de Bordeaux (GREThA laboratory), and Pierre Dos Santos , professor of physiology at the Université de Bordeaux and a cardiologist at the CHU de Bordeaux, founded the collective “Tous en Sciences”, to place science at the centre of our public debates.

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