Paris vous aime magazine Octobre-Novembre-Décembre 2022

La critique de « l’éthique libérale » L’auteur part de ce qu’il est com- mun d’appeler la « crise du libéra- lisme » (qui culmine au moment de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres), caractérisée par un rejet profond des institutions de la démocratie libérale. Cherniss, qui ne néglige pas la dimension politique, sociale et économique de la crise, met l’accent sur la critique de « l’éthique libérale ». C’est une remise en cause des valeurs libérales dans leur ensemble qui se joue. De par sa promotion d’un individua- lisme jugé moribond, on accuse le libéralisme d’être responsable de tous les maux de la société et d’être la source d’un affaissement moral généralisé. Toutes ces critiques ont nourri un changement de paradigme qui a assuré le succès relatif des idéologies antilibérales et totalitaires. Par-delà les différences institution- nelles évidentes entre les régimes démocratiques et les régimes tota- litaires, l’auteur distingue une dis- parité de valeurs, dont il souhaite réaffirmer l’importance dans le déroulement historique du siècle dernier. Les idéologies antilibérales seraient caractérisées par le concept de ruthlessness (concept que nous traduirons imparfaitement par les termes « impitoyabilité », « impla- cabilité », « inflexibilité », ou encore « jusqu’au-boutisme politique »), qui se définit par une façon de délibérer qui subordonne toutes les considé- rations à un objectif jugé supérieur. Cette inflexibilité s’accompagne d’une absence totale de réserve et de remords, ce qui donne une légitimité morale aux actes les plus immoraux. Cherniss prend l’exemple de György Lukacs (1885-1971) qui, après avoir adhéré au marxisme, a participé à l’éphémère République des conseils de Hongrie en 1919 (gouvernement d’inspiration communiste). Déçu et révulsé par l’inhumanité des socié- tés capitalistes et individualistes, Lukacs a trouvé dans le commu- nisme une analyse du monde sim- pliste mais cohérente, ainsi qu’une source d’espoir dans le futur, offrant une forme de confort intellectuel et émotionnel. Persuadé de détenir une

vérité et une morale supérieure en tout point, Lukacs a abandonné tout scrupule éthique au service de la cause. Pour combattre le fascisme et accéder à la fin de l’histoire que pro- met l’idéologie marxiste, Lukacs a légitimé les horreurs du stalinisme, considérant ces dernières comme un « mal nécessaire » . Cherniss constate que cette impi- toyabilité, qui est un paradigme commun à toutes les grandes idéo- logies totalitaires et antilibérales du e siècle, pose un véritable défi au libéralisme politique et philo- sophique de l’époque — défi qu’il nomme The Liberal Predicament, que l’on peut traduire par « le

grasp the determining factors behind anti-liberal ideologies (namely fascism, Nazism and com- munism). He also emphasises the role of totalitarianism in the evolu- tion of 20th-century political liber- alism, offering an original inter- pretation of what he calls “tempered liberalism.” For Cherniss, tem- pered liberalism emerged from an acceptance of criticism of the limi- tations of liberalism. Rather than a fixed set of ideas and concepts, tem- pered liberalism proposes an atti- tude and a method, which deter- mine an approach to politics that rejects ruthlessness, and all forms of extremism and fanaticism.

COMMENT LE LIBÉRALISME A SURVÉCU AUX TOTALITARISMES

HOW LIBERALISM SURVIVED TOTALITARISM A book on the history of ideas looks at how liberal ideology evolved under the pressures of fascism and communism.

Un ouvrage d’histoire des idées s’intéresse à la façon dont l’idéologie libérale a évolué sous la pression du fascisme et du communisme.

En collaboration avec Phébé, la veille d’idées internationale par Le Point

Baptiste Gauthey

C omment la recherche du bien peut-elle pousser des indi- vidus mus par les meilleures intentions à commettre les pires actes ? Cette continuité entre morale vertueuse et acte immoral, qui apparaît au premier abord comme un paradoxe éclatant, donne en réalité une clé de lecture essentielle si l’on veut com- prendre les dynamiques qui ani- ment les idéologies et les régimes totalitaires du e siècle. C’est juste- ment parce que Lev Kopelev, com- muniste soviétique dans les années 1930, considérait que son combat politique était moralement et philo- sophiquement supérieur à tous les autres qu’il acceptait et soutenait, au nom même de l’humanisme, les actions les plus barbares et inhu- maines. Il ne dit pas autre chose lorsque, après avoir rompu avec le communisme en 1968, il tente d’ex- pliquer son engagement antérieur : « Avec le reste de ma génération, je pensais fermement que la fin justi- fiait lesmoyens. Notre grand objectif était le triomphe universel du com- munisme, et pour poursuivre cet objectif, tout était permis. » C’est ce phénomène que Joshua L. Cherniss explore avec beaucoup de virtuo- sité, dans son ouvrage récemment

H ow can the pursuit of good cause individuals with the best intentions to commit the worst acts? This paradoxical continuity between virtuous morality and immoral action pro- vides an essential key to our under- standing of the dynamics of totali- tarian ideologies and regimes in the 20th century. Lev Kopelev, a Soviet Communist in the 1930s, considered his political fight to be so morally and philosophically superior to all other considerations that he accepted and supported in the very name of humanism the most barbaric and inhuman acts. After breaking with communism in 1968, Kopelev explained his pre- vious commitment thus: “With the rest of my generation, I firmly believed that the ends justified the means. Our great goal was the uni- versal triumph of Communism, and for the sake of that goal everything was permissible”. Joshua L. Cherniss explores this phenome- non with impressive virtuosity in his recent book, Liberalism in Dark Times, The Liberal Ethos in the Twentieth Century. The author, navigating the history of ideas and political philosophy, takes us to the heart of the upheavals that roiled the 20th century in order to better

paru, Liberalism in Dark Times . The Liberal Ethos in the Twentieth Century. Entre histoire des idées et phi- losophie politique, l’auteur nous embarque au cœur des soubre- sauts qui ont ponctué l’histoire du e siècle, afin de mieux saisir les déterminants profonds des idéolo- gies antilibérales (à comprendre, fascisme, nazisme, et commu- nisme). Il insiste également sur l’importance du phénomène totali- taire dans l’évolution du libéralisme politique au e siècle, en proposant une interprétation originale et per- tinente de ce qui apparaît comme un nouveau courant venant com- pléter la typologie complexe et toujours mouvante des différentes écoles libérales : le libéralisme tem- péré (Tempered Liberalism). Selon Cherniss, ce dernier serait le fruit d’une prise en compte sérieuse des critiques et limites du libéra- lisme. Il se caractérise non pas par un ensemble cohérent d’idées et de concepts, mais plutôt par l’éla- boration d’une attitude et d’une méthode, de laquelle découlerait une façon d’aborder la politique marquée par le rejet de l’impi- toyabilité (nous reviendrons sur ce concept), de l’extrémisme et du fanatisme sous toutes ses formes.

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