Paris vous aime magazine Juillet-Août-Septembre 2025
IDÉES
De la même manière, « du coup » ne signifie pas « suite à un coup », mais « étant donné ce qui vient d’être dit ». L’idée de soudaineté en a disparu au bénéfice de l’idée de consécution. On ne voit pas pourquoi cette locution devrait subir une condam nation morale, sociale et esthétique la présentant comme une incorrection d’un français mystérieusement « rétréci et simpli fié ». Le phénomène est banal : une fois qu’on a remarqué un fait, on ne voit plus que lui, d’où cette impression que « du coup », qui passait inaperçu malgré sa fréquence, est désormais sous le feu des projecteurs. DU COUP, PARLONS ORALITÉ Par hypercorrection, quelques puristes se mêlent d’introduire les bonnes manières dans la grammaire et décident que certains mots seraient à bannir, prenant pour des défauts des fonctionnements parfaitement normaux de la langue – et il faut entendre normal au sens où il s’agit bien de normes et non de faits accidentels. Ces jugements surviennent notamment quand on oublie la distinction entre écrit et oral, qui n’obéissent pas aux mêmes normes discur sives et syntaxiques. On condamne ainsi les marqueurs de l’oral comme déficiences par le seul décret d’une indignation fondée sur une vague impression. Hormis le fait de « ne pas trouver ça beau », on ne propose aucun raisonnement pour expliquer ce qui serait correct et ce qui ne le serait pas. Depuis quelque temps, il semble convenu de trouver que « du coup » est une horreur, sans qu’on sache au juste pourquoi. C’est en réalité une locution des plus banales, que l’on classe dans la catégorie des connecteurs discursifs. Ils foisonnent à l’oral parce qu’ils sont essentiels à la construction du discours. Partir en guerre contre ces marqueurs aurait à peu près autant de sens que de fus tiger la fréquence de « le » ou « de ». Chacun de ces connecteurs se distingue par des nuances sémantiques très précises, chacun assurant un type de lien particulier : ah ouais ; moi pour moi ; bon alors ; tu sais (/tsé/) ; tu vois ; oui mais non ; attends (/tã/), écoute (/kut/) ; enfin ; je sais pas (/∫sepa/), je crois (/∫k wa/) ; voilà ; là ; et puis ; non mais ; ben oui ; donc ; au fait ; sérieux ; putain (/t /) ; par contre ; hein ; quand même ; d’accord ; ok ; dis donc ; remarque ; ah ça ; vas-y ; parce que ; bien sûr ; en tout cas, etc. Ces marqueurs ne sont pas le signe d’une langue « relâchée » : ils sont la matière même de la grammaire de l’oral. Les dictionnaires ne répertorient presque jamais ces marqueurs qui ont un fonc tionnement autonome à l’oral et ne se construisent pas de la même manière qu’à l’écrit. Personne ne parle comme un livre – sauf dans des situations extrêmement formelles – et en oral spontané, un énoncé français bien formé ressemble à ceci : « Par contre, ouais, euh, tu sais, je lui ai dit, hein, mais bon, il écoute rien ». Il est en fait rare de produire des énoncés de type « Paul aime Marie » qui ne soient pas encadrés par ce qu’on appelle des pauses pleines (« euh »), des post-rhèmes (« c’est vrai, quoi ») et précédés d’un préambule plus ou moins étendu (« en fait, je crois »). On doit notamment à Mary-Annick Morel d’avoir décrit ces particularités qui sont structurantes pour le français, avec Laurent Danon-Boileau pour l’intonation et Danielle Bouvet pour la gestuelle. Prenons un énoncé parfaitement normal : « Ouais bon, moi, je te dis, ton plom bier, il viendra pas avant dix jours ». Il se décompose comme suit : on met dans le préambule les marqueurs d’enchaînement (« ouais bon »), de point de vue (« moi, je te dis »), de cadrage thématique
(« ton plombier »), avant de conclure par ce que l’on appelle le rhème, c’est-à-dire le contenu prédicatif (« il viendra pas avant dix jours »). Mary-Annick Morel a décrit cette structuration syntaxique, propre au français oral, sous le nom de décondensation. Simultanément, le travail de formulation est signalé par les « euh », les allongements, les répétitions : à mesure qu’on élabore un contenu, on indique au co-locuteur le statut de cette élaboration. Ces marques balisent la construction des énoncés pour l’autre : sans ce tronçonnage, la compréhension serait mal assurée. DU COUP, ON FAIT QUOI ? Le ligateur « du coup » est solidaire de cette organisation orale. Il n’est pas plus répandu ni fautif qu’aucun autre de ces marqueurs. Il n’est l’indicateur d’aucun registre. Seuls les discours puristes construisent un regard social négatif sur cette pauvre locution adverbiale qui n’avait rien demandé à personne… Faudra-t-il aussi mépriser « tout d’un coup », «d’un coup », « pour le coup », « tout à coup », « à coup sûr » ? Banalement, du coup est utilisé pour l’ex pression de la consécution à l’oral. Il se distingue de « par consé quent », lequel présente une valeur logique différente de « du coup ». Substituons « par conséquent » dans une position où « du coup » fonctionne bien : « Du coup, on fait quoi demain ? » devient « Par conséquent, on fait quoi demain ? ». L’énoncé avec « par consé quent » est peu naturel. La différence vient du fait que « du coup » exprime une consécution discursive et non logique : en tant que ligateur, sa fonction est d’établir un lien entre l’énoncé qui s’annonce et celui qui précède. De son côté, « par conséquent » établit un lien démonstratif. Ils n’ont donc pas les mêmes emplois ni les mêmes nuances : synonymie n’est pas substituabilité. « Du coup » est plus proche de « alors ». La substitution semble possible, à une nuance près : « alors » concerne davantage la situation dans son ensemble (« alors, comment ça va, toi, depuis l’autre jour ? ») tandis que « du coup » instaure un lien d’implication plus serré avec les énoncés précédents, ce qui lui confère une fonction anaphorique (qu’on peut paraphraser par « étant donné ce qui vient d’être dit »). « Alors » et « du coup » ont en commun une dimension résomptive, c’est-à-dire qu’ils signalent que l’énonciateur reprend un fil de pensée, un sujet ou la conversation elle-même (comme « bon » ou « ben »). JUGER LA LANGUE, JUGER LES GENS Un certain snobisme peut nous aveugler sur la réalité linguistique. En effet, les conventions de l’écrit constituent parfois une réfé rence prescriptive pour envisager l’oral. C’est le fait d’une attitude « puriste » que l’on oublie d’appliquer à soi-même. Et pour cause : sans ces prétendues scories, on ne pourrait pas construire d’énoncés. La situation d’improvisation orale nécessite un balisage particulier, notamment par les ligateurs, par des « euh » indiquant le travail de formulation du locuteur, etc. Ces outils linguistiques sont évidem ment absents de l’écrit, comme le sont les dimensions gestuelle et intonative. Quand on prend conscience de l’existence de tels mar queurs, le réflexe coupable est de considérer « qu’on parle mal » tant on est habitué au discours normatif et au poids d’une vision scolaire de la langue fondée sur l’apprentissage de l’écriture. Or, le français se caractérise par une profonde différence de structuration entre oral et écrit : essayez de vous passer de « euh », sans doute le marqueur le plus fréquent de notre langue, et on verra si vous arrivez encore à vous exprimer ! ◆
although the reason for this is unclear. In fact, it is one of the most common French phrases and is classed as a discourse connector. Such phrases are common in spoken language because they are essential for constructing discourse. Attacking these markers would be as futile as criticising the frequency of “le” (the) or “de” (of). Each of these connectors has very specific semantic nuances and provides a particular type of link: ah ouais ; moi pour moi ; bon alors ; tu sais (/tsé/) ; tu vois ; oui mais non ; attends (/tã/), écoute (/kut/) ; enfin ; je sais pas (/∫sepa/), je crois (/∫k R wa/) ; voilà ; là ; et puis ; non mais ; ben oui ; donc ; au fait ; sérieux ; putain (/t /) ; par contre ; hein ; quand même ; d’accord ; ok ; dis donc ; remarque ; ah ça ; vas-y ; parce que ; bien sûr ; en tout cas, etc. Rather than being a sign of a “slack” language, these markers form the basis of oral grammar. They are rarely included in dictionaries because they function inde pendently in speech and are constructed differently in writing. Nobody speaks like a book, except in the most formal of situations. A well-formed French utterance in spontaneous speech looks like this: “Par contre, ouais, euh, tu sais, je lui ai dit hein, mais bon, il écoute rien”. Utterances such as “Paul aime Marie” (Paul loves Marie), which are not framed by full pauses (“euh”), post-rhemes (“c’est vrai, quoi”) or preambles (“en fait, je crois”) are in fact rare. Mary-Annick Morel, Laurent Danon-Boileau and Danielle Bouvet are credited with describing the structuring features of French intonation, gestures and grammar, respectively. Consider the following perfectly normal statement: “Ouais bon, moi, je te dis, ton plombier, il viendra pas avant dix jours” (yeah well, I’m telling you, your plum ber won’t be here for another ten days). This can be broken down as follows: The preamble contains the sequence markers “ouais bon” (Yeah well), the point-of view markers “moi, je te dis” (I’m telling you), and the thematic framing (your plumber), while the theme is the predicative content: “il viendra pas avant dix jours” (he won’t be coming for ten days). Mary-Annick Morel has described this syntactic structuring, proper to spoken French, as “decondensation”. At the same time, the for mulation process is indicated by the use of “euh” (uh), lengthening and repetition. As the content develops, the speaker signals to their co-speakers the progress of this elaboration. These marks show other speakers how statements are formed. Without this “chunking”, comprehension would be difficult. SO, WHAT SHOULD WE DO? The ligature of “du coup” forms an integral part of this oral organisation. It is no more widespread or incorrect than any of the other markers. It does not indicate any particular register. It is only in purist discourse that this poor adverbial phrase is viewed negatively. Should we also say “tout d’un coup”, “d’un coup”, “pour le coup”, “tout à coup” or “à coup sûr”?
“Du coup” is commonly used to express oral sequence. It differs from “par conséquent” (therefore), which has a different logical value. Consider the following exa mple: “Du coup, on fait quoi demain?” becomes “Par conséquent, on fait quoi demain?”. The statement with “par conséquent” sounds unnatural. The difference is that “du coup” expresses a discursive, rather than a logical sequence. As a ligature, its function is to esta blish a link between the preceding and following sta tements. “Par conséquent” establishes a demonstrative link. Therefore, they are not synonymous and cannot be used interchangeably. “Du coup” is similar to “alors” (so). While they can be used interchangeably, there is one nuance: “alors” is more concerned with the situation as a whole, as in “alors, comment ça va, toi, depuis l’autre jour?” (So, how have you been since the other day?), whereas “du coup” establishes a closer link of implication with the preceding statements, giving it an anaphoric function, as in “étant donné ce qui vient d’être dit” (given what has just been said). Both “alors” and “du coup” have a resumptive dimension, indicating that the speaker is picking up a train of thought, a subject or the conver sation itself, similar to “bon” or “ben” (well). JUDGING LANGUAGE, JUDGING PEOPLE A certain snobbery can blind us to the reality of lan guage. The conventions of the written word are some times used as a prescriptive reference when considering the spoken word. This is the result of a “purist” attitude that we forget to apply to ourselves. And with good rea son: without the so-called dross, we wouldn’t be able to form sentences. Oral improvisation requires special markers, such as ligatures and “euh” (uh), to indicate the speaker’s thought processes. These linguistic tools are, of course, absent from oral improvisation. Similar to gestural and intonational dimensions, which are also absent from the written word. When we become aware of such markers, we tend to think that our spoken language is incorrect because we are so accustomed to normative discourse and the traditional school-based approach to language learning. However, French is characterised by a profound struc tural difference between spoken and written language. Try eliminating “euh” (uh), undoubtedly the most fre quent marker in our language from your speech and see if you can still express yourself! ◆ L’AUTEUR Jean Szlamowicz, professeur des universités, linguiste, traducteur, Université Bourgogne Europe
THE AUTHOR Jean Szlamowicz, professor, linguist, and translator at the Université Bourgogne Europe
132 \ PARIS VOUS AIME - JUILLET - AOÛT - SEPTEMBRE 2025
JUILLET - AOÛT - SEPTEMBRE 2025 - PARIS VOUS AIME / 133
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