Paris vous aime magazine Juillet-Août-Septembre 2025

IDÉES

D ans l’histoire de l’Occident comme dans celle du monde méditerranéen et proche-oriental, le paradigme histo rique de la beauté associe la peau lisse, épilée, au genre féminin, tandis que la pilosité est réservée au genre masculin, à quelques exceptions près. Le cas de l’Iran est, à ce titre, exemplaire. La veille du mariage, la bandandaz (l’épi latrice), maniant avec dextérité fil, pâte dépilatoire à base de chaux, rasoir et cire, transforme le corps poilu de fille en corps entièrement lisse de femme. L ’épilatrice porte une attention particulière aux sour cils, devant désormais former des arcs fins et parfaits. Aux « pattes de chèvre » (pâtche bozi) touffues des adolescentes se substituent deux courbes jugées plus harmonieuses. Dans le quotidien, l’état des sourcils des Iraniennes renseigne sur leur statut et invite d’emblée à employer tel terme d’adresse ou telle formule de politesse. Mais dans leur souci d’émancipation, de jeunes filles intrépides brouillent ce code de reconnaissance ; anticipant sur le rite de passage et voulant se conformer aux canons de la beauté juvénile occidentale, elles se font épiler les sourcils, ce qui entraîne, dans les milieux conservateurs, la réprobation de leurs parents. DES PRATIQUES FLUCTUANTES Les exceptions historiques et ethniques à ce schéma général opposant le lisse au dru ne manquent pas. Le christianisme a prôné, avec plus ou moins de succès, le respect de la nature créée par Dieu, les poils ayant, en outre, pour vertu, de cacher les « parties honteuses », tandis que l’épilation du pubis et des aisselles est la norme, pour les deux sexes, dans les sociétés islamiques, les poils qui retiennent les sécrétions (le sang, l’urine, la sueur, les matières fécales) étant considérés comme impurs. On ne saurait, dans ces conditions, effectuer ses obligations religieuses couvert de poils et il est significatif que la pâte dépilatoire soit appelée en persan vâjebi (« obligatoire »). En France, du Moyen Âge au XVI e siècle, les femmes aisées pratiquaient l’épilation intégrale, un usage qu’avaient découvert les Croisés en Orient. On comptait ainsi 26 bains chauds ou étuves à Paris en 1292. Puis, la pratique de l’épila tion s’estompe pendant les siècles qui suivent la Renaissance ; l’eau, et surtout l’eau chaude, a alors mauvaise réputation ; elle est censée amol lir les chairs et rendre les pores de la peau perméables aux microbes. Malgré une réhabilitation partielle des bains chauds à la fin du XVIII e et au XIX e siècle, il faut attendre le XX e siècle pour que l’épilation retrouve une pleine légitimité : la disparition des robes longues, l’apparition des décolletés, le dénudement progressif des corps en période estivale, puis l’apparition des bas transparents en Nylon en 1946 contribuent à ce retour, voire à une dictature du lisse (« a depilatory age », dit une historienne américaine), qui connote, en outre, la désanimalisation, le net, l’hygiénique et l’inodore. Franchissons l’océan Atlantique : au Mexique, dans les zones de frontière ethnique, comme l’a démontré l’anthropologue Jimena Paz Obregon, les femmes d’origine espagnole mettent un point d’honneur à ne pas s’épiler les jambes pour se démar quer des Indiennes à la peau naturellement glabre. Le souci de mani fester son appartenance ethnique l’emporte ici sur celui d’exhiber les signes de féminité communément admis en montrant des jambes lisses. DES NORMES EN VOIE DE REDÉFINITION Chez les femmes d’aujourd’hui, dans le sillon de la récente vague fémi niste initiée avec le mouvement #MeToo, la rébellion contre le lisse correspond au refus de se plier aux normes de genre et de consacrer du temps à des injonctions liées au seul désir masculin dans un

T hroughout the history of the West, the Mediterranean and the Near East, the paradigm for beauty has associated smooth, hairless skin with femininity while body hair has generally been considered a masculine trait. In Iran, for example, on the eve of a young woman’s wedding, a bandandaz uses thread, lime-based depilatory paste, a razor and wax to render the bride-to be’s body smooth and hairless. Particular attention is paid to the eyebrows. The bushy “goat’s feet” (pâtche bozi) cha racteristic of adolescent girls are shaped into fine arches considered more aesthetically pleasing. In everyday life, the shape of an Iranian woman’s eye brows reveals information about her status. In their quest for emancipation, and eager to conform to Western ideals of youthful beauty, some young women are plucking their own eyebrows, thus blurring the codes of recognition and leading to disapproval from their conservative parents. FLUCTUATING PRACTICES There are many historical exceptions to the general pattern of smooth versus coarse hair. For instance, Christianity promotes respect for God’s creation, inclu ding hair, which serves to conceal “shameful parts”. In contrast, hair removal from the pubic area and armpits is commonplace in Islamic societies, where hair that retains bodily secretions is considered impure. Under these conditions, it would be unthinkable to perform one’s religious obligations while covered in hair. It is also significant that depilatory paste is called “vâjebi” (“obligatory”) in Persian. From the Middle Ages until the 16th century, wealthy women in France practised total hair removal, a practice the Crusaders brought back from the East. By 1292, there were 26 public baths performing the practice in Paris. The popularity of hair removal declined in the centuries following the Renaissance. Despite the resurgence of hot baths in the late 18th and 19th centuries, hair removal did not regain legitimacy until the 20th century. The disappearance of long dresses and the introduction of low-cut necklines and transparent nylon stockings in 1946 and lighter clothes during the summer months meant more skin exposure. The new, freer fashions contributed to a return to, and even an obsession with, smoothness (“the age of hair removal”, as

Le lisse et le dru : dit de nous ce que notre rapport à LA PILOSITÉ

one American historian called it) associated with cleanliness, hygiene, and odourlessness. Anthropologist Jimena Paz Obregón, on the other hand, found that women of Spanish des cent in Mexico avoided waxing their legs in order to distinguish themselves from natu rally hairless indige nous women. In

L’AUTEUR Christian Bromberger, anthropologue, professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU) THE AUTHOR Christian Bromberger, Professor Emeritus of Anthropology at Aix-Marseille University (AMU).

SMOOTH OR COARSE, WHAT DOES OUR RELATIONSHIP WITH BODY HAIR SAY ABOUT US? Beauty standards are constantly changing and hair is no exception, as it offers us insight into gender roles in society.

Les critères de beauté évoluent, et la pilosité n’échappe à la règle, nous renseignant au passage sur les rôles de genre dans la société.

PAR CHRISTIAN BROMBERGER, ILLUSTRATION BORIS SÉMÉNIAKO

L’article est à retrouver sur The Conversation , média indépendant en ligne et sans but lucratif.

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JUILLET - AOÛT - SEPTEMBRE 2025 - PARIS VOUS AIME / 127

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