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Compétition Dans un premier temps, les cher- cheurs ont collecté 64956 titres de mémoires de masters et de thèses de doctorats stockés dans les res- sources numériques de 232 universi- tés. Chaque université a une qualité différente, et celle-ci a été soigneu- sement notée. À l'aide d'algorithmes déjà existants, ils ont ensuite attri- bué une mesure du jargon utilisé dans ces titres, basé sur l'existence de structures syntaxiques difficiles, mots rares ou acronymes. L'analyse de ces données révèle que les étudiants et chercheurs des écoles à statut inférieur par rapport à ceux des écoles à statut supérieur incluaient davantage de jargon sous forme de langage complexe dans les titres de leurs mémoires ou thèses. La même chose vaut pour les acronymes. Pour essayer de préciser les résul- tats, les auteurs se sont concentrés sur 378 étudiants d'une université californienne. Chaque étudiant devait écrire un texte démontrant ses compétences. À certains étu- diants – choisis aléatoirement –, on a expliqué qu'ils étaient en compéti- tion avec des diplômés de l'université qui ont créé une entreprise à succès. À d'autres étudiants, il a été expliqué qu'ils étaient en compétition avec des lycéens. Ces derniers, soumis à une faible concurrence, ont pro- duit des travaux peu jargonnants et bien lisibles. En revanche, ceux qui étaient soumis à une forte compéti- tion ont jargonné nettement plus. Absence de légitimité Une autre variante est offerte pour le lectorat toujours sceptique. 216 personnes ont été sélectionnées pour participer à une conversa- tion online . Chaque participant devait jouer le rôle d'un chercheur académique. Certains d'entre eux devaient jouer un chercheur quel- conque dans une petite université de médiocre qualité, alors qu'à d'autres il était demandé de jouer le rôle d'un brillant chercheur issu d'une institution prestigieuse. Ces participants avaient ensuite accès à un texte, identique pour tous, indiquant les résultats d'une

POURQUOI LE JARGON EST UN CACHE-MISÈRE

Selon trois chercheurs, l’usage d’un langage inutilement technique vient d’un manque de confiance qui conduit à vouloir donner une bonne image de soi.

JARGON IS A FIG LEAF

According to three researchers, the use of unnecessarily technical language stems from a lack of self- confidence and the desire to make a good impression.

En collaboration avec Phébé , la veille d’idées internationale par Le Point

Raul Magni-Berton, professeur de sciences politiques à Sciences Po Grenoble

I n In his book On Bullshit, phi- losopher Harry Frankfurt offers a definition of what it means to "speak bullshit". It's not for com- municating content, but to convey an impression of who you are. Scientists using incomprehensi- ble words, politicians grandilo- quently praising the destiny of their country, artists emphasising their deep sensitivity and human- ity... are ultimately seeking to gain the respect and sympathy of their public rather than to inform. We’re all tempted to "BS" when we feel we have something to prove or that our competence is being challenged. In The Psychology of Jargon, three American man- agement researchers, Zachariah Brown, Eric Anicich, and Adam Galinsky, analysed this psycho- logical mechanism, focusing on the tendency to use jargon and to speak in unnecessarily technical

D ans son livre On Bullshit, le philosophe Harry Frankfurt offrait une définition de ce qu'est « dire une connerie », qui est désormais deve- nue classique. Ce qui caractérise une « connerie » est qu'elle n'est pas dite dans le but de communiquer un contenu, mais plutôt de transmettre une impression sur qui on est. Le scientifique qui enchaîne doctement desmots incompréhensibles, le poli- ticien qui loue avec grandiloquence la destinée de sa nation, ou encore l'artiste qui souligne sa profonde sensibilité et humanité, souhaitent avant tout obtenir le respect et la sympathie de leur public, et non informer leur interlocuteur. Chacun de nous est tenté de dire des conne- ries, particulièrement lorsque nous avons l'impression d'avoir quelque chose à prouver ou que nos qualités sont remises en cause.

terms. In other words, we use big words associated with a specific domain which could actually be replaced with simple everyday words. Competition The researchers collected 64,956 dissertation titles digitally stored in 232 universities. Using algo- rithms, they measured the jargon used in these titles, based on the existence of complex syntactic structures, rarely used words, and acronyms. The data revealed that students and researchers in lower-status colleges used more jargon in the titles of their dis- sertations and theses. The same holds true for acronyms. In an attempt to clarify the results, the authors focused on 378 stu- dents at a California university. Participants were asked to write

a text demonstrating their exper- tise. Certain randomly chosen stu- dents were told they were compet- ing against university graduates who'd launched a successful busi- ness, while other students were told they were competing against high school students. The second group, not intimidated by the com- petition, produced easy-to-read texts mostly devoid of jargon. But those in the first group, up against strong competition, used signifi- cantly more jargon.

C'est ce mécanisme psychologique que trois chercheurs en manage- ment américains, Brown, Anicich, et Galinsky, ont analysé dans The Psychology of Jargon . Ils se foca- lisent sur une forme particulière de connerie : la tendance à jargonner. Jargonner signifie parler de façon inutilement technique. Autrement dit, on emploie des mots associés à des champs de compétences parti- culières, mais qui ont la propriété de pouvoir être remplacés par des mots très simples et usuels.

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