Paris vous aime magazine avril-mai-juin 2022

de théorisation et d’exportation fécond du libéralisme. L’ouvrage date les débuts du libéralisme à la Révolution française – en passant sous silence les théories du contrat social en Angleterre au XVII e siècle, et les Lumières écossaises au XVIII e siècle. La démonstration de l’originalité des penseurs français révolutionnaires a le mérite de discréditer l’idée que le libéra- lisme serait d’origine anglaise ou américaine. The Lost History of Liberalism réhabilite notamment le rôle de Benjamin Constant (ainsi que du Marquis de Lafayette et de Germaine de Staël) dans la théori- sation d’un libéralisme des droits individuels. Témoin de la Terreur et de l’autoritarisme de Napoléon, Benjamin Constant, dans ses Principes de politique , pose que l’État devrait cantonner son pouvoir à un rôle négatif : celui d’assurer à chaque individu la liberté d’exercer les activités de son choix dans la sphère privée et de s’exprimer dans la sphère publique. La Constitution et le règne de la loi doivent garantir ces droits fondamentaux et l’égalité devant la loi. Cette conception libérale de la démocratie, basée sur la délibéra- tion de représentants élus (à partir d’un suffrage censitaire), s’inscrit en opposition aux dérives despotiques attribuées à l’idée de souverai- neté populaire conférant à chaque citoyen la possibilité de légiférer sur tous les enjeux. Ce libéralisme connaîtra son apogée en France sous la monarchie de Juillet. Enfin, le livre montre l’ambiguïté des libéraux face à des enjeux politiques concrets de leur temps. Sur la question de la colonisation, on observe un clivage entre des libéraux sociaux qui y sont favo- rables au nom d’une «mission civilisatrice » et d’autres (notam- ment les libéraux classiques) qui s’y opposent pour des raisons éco- nomiques ou de respect du droit des colonisés. De même, il existe une tension entre des libéraux comme John Stuart Mill, qui sou- haite étendre les droits et liber- tés individuelles aux femmes, et certains libéraux sociaux qui s’y

democracy didn’t imply the extension of the right to vote to all. The Revolution of 1848, the emer- gence of “social issues”, and the advent of socialism led tomore polit- ical actors claiming to be liberal in order to reinvent their doctrine. Rosenblatt identifies them in par- ticular in France (the Radicaux of the Third Republic), in Germany (economists close to Bismarck) and in England (the Liberal Party). They henceforth promoted universal suf- frage, social laws to reduce inequal- ity, and public education. These social liberals were openly against the laissez-faire approach in eco- nomicmatters defended by Frédéric Bastiat in France and Richard Cob- den in England. State intervention- ism, associated with “social" or "new" liberalism” was subsequently embodied in the United States by theorists like John Dewey, in the policies of the Progressive era, and in Roosevelt’s New Deal. However, by the end of the 19 th century, authors like Léon Say in France denounced this evolution which, according to them, paved the way for socialism. This social version of liberalism drew the wrath of tradi- tional liberals in the 20 th century, such as Ludwig VonMises and Frie- drich Hayek, who considered them 'pseudo-liberals' and later distanced themselves with terms like “liber- tarian”. France, cradle of liberalism The Lost History of Liberalism is a historical fresco giving a prominent place to France as a cradle for the theorisation and dissemination of liberalism. The book dates the beginnings of liberalism to the FrenchRevolution – ignoring the 17 th century theories of the social con- tract inEngland and the 18 th century ScottishEnlightenment. The demon- stration of the originality of revolu- tionary French thinkers has the merit of challenging the idea that liberalism is of English or American origin. The book notably rehabili- tates the role of Benjamin Constant, the Marquis de Lafayette, and Ger- maine de Staël in theorising the lib- eralism of individual rights. A wit-

ness to the Terror during the French Revolution and Napoleon's authori- tarianism, Constant considered that the State should confine its power to a negative role, ensuring each indi- vidual’s right to undertake activities in the private sphere and free expression in the public sphere. This liberal conception of democ- racy, based on the deliberation of elected representatives (suffrage based on ownership of property), stands in opposition to the despotic drift attributed to the idea of sover- eignty granting each citizen the power to legislate on all matters. This brand of liberalism experi- enced its apex in France during the July Monarchy (1830-1848). The book shows the ambiguity of liberals when faced with political issues of their time. Regarding colo- nisation, there was a rift between social liberals who favoured a “civi- lising mission”, and others, includ- ing traditional liberals, who opposed it for economic reasons or to respect the rights of the colonised. Similarly, there was tension between liberals like John Stuart Mill, who sought to extend individual rights to women, and certain social liberals who opposed it out of opportunism (women being supposedly more subject to the influence of the Church). Finally, a number of social liberals defended eugenics, some- times by wanting the state to decide who could procreate. Ultimately, the book offers a solid introduction to the history of liber- alismand the different usages of the word. By associating the production of ideas with their political context, readers are immersed in the politi- cal history of 19 th century France, Germany, England, and America. However, due in large part to its con- textual approach which identifies the sum of occurrences of the term, The Lost History of Liberalism fails to outline a coherent political philoso- phy. We also regret shortcomings in this work which can be explained by the point of view the author seeks to defend. According to Rosenblatt, since the ColdWar, a dominant nar- rative of a liberalism of individual rights has been established to the

detriment of a liberalismpromoting civic virtue and secularised moral- ity. This belief led her to ignore essential theoreticians of property rights like John Locke, or the eco- nomic liberalism of Adam Smith and Jean-Baptiste Say. Although she indicates hygienist and colonialist excesses of the “new liberals” at the end of the 19 th cen- tury, the author doesn’t take the tra- ditional liberal criticisms of this current very seriously. She fails to mention the thesis of philosophers like Alain Laurent, who view social liberalismas diverging from liberal thought. And yet, can one lay claim to a doctrine that values freedom when, as social liberals do, we ask the state to ensure collective objec- tives, sometimes to the detriment of individual sovereignty? However things may stand, the discussions between social liberals and tradi- tional liberals on the state’s role and the definition of freedom are far from exhausted. Source Helena Rosenblatt, The Lost History of Liberalism: From Ancient Rome to the Twenty-First Century, Princeton University Press, 2018.

Bien qu’elle pointe certaines dérives hygiénistes et colonialistes des «nouveaux libéraux» de la fin du XIX e siècle, l’autrice ne prend guère au sérieux les critiques libé- rales classiques vis-à-vis de ce cou- rant. Elle ne discute pas la thèse de philosophes comme Alain Laurent, qui voit dans le libéralisme social un détournement de la pensée libérale et de ses fondements. Et pourtant, peut-on se réclamer d’une doctrine valorisant la liberté quand on attribue, comme le font les libéraux sociaux, à l’État le soin d’assurer la réalisation d’objectifs collectifs, parfois au détriment des individus et de leur souveraineté? Quoi qu’il en soit, les débats entre libéraux sociaux et libéraux clas- siques sur le rôle de l’État et la définition de la liberté sont loin d’être épuisés et gardent toute leur pertinence dans le débat public aujourd’hui. Sources Helena Rosenblatt, The Lost History of Liberalism : From Ancient Rome to the Twenty-First Century , Princeton University Press, 2018. ➤ À LIRE AUSSI «Pourquoi le revenu universel rend libre» par Julien Damon, Phébé 2020.

Le livre montre l’ambiguïté des

The book shows the ambiguity of liberals when faced with issues such as colonisation. libéraux face à des enjeux politiques de leur temps, telle la colonisation

opposent par opportunisme (les femmes étant supposément plus sujettes à l’influence de l’Église). Enfin, quelques libéraux sociaux défendent l’eugénisme, à l’instar de leurs contemporains, parfois en imputant à l’État la responsabilité de choisir qui peut procréer. En somme, ce livre offre une solide introduction à l’histoire du libé- ralisme ainsi qu’aux différents usages du mot. En associant la production des idées au contexte politique immédiat, il permet au lecteur de se plonger dans l’histoire politique de la France, de l’Alle- magne, de l’Angleterre et des États- Unis du XIX e siècle. Néanmoins, en raison d’une approche largement contextualiste, qui recense notam- ment la somme des occurrences d’usages du mot libéralisme, The Lost History of Liberalism échoue à dresser les contours d’une philo- sophie politique cohérente. On peut également regretter des manques importants à cet ouvrage, que l’on peut expliquer par la thèse forte que l’autrice entend défendre. Selon elle, l’histoire oubliée du libé- ralisme a laissé dominer, depuis la guerre froide, le récit d’un libéra- lisme des droits individuels au détri- ment d’un libéralisme qui promeut les vertus civiques et une morale sécularisée. Cette thèse orientée la conduit à ignorer manifestement des théoriciens essentiels du droit de propriété comme John Locke, ou du libéralisme économique comme Adam Smith ou Jean-Baptiste Say.

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