Paris vous aime magazine avril-mai-juin 2022

Rosenblatt, professeure à la City University of New York, nous invite à surplomber ce brouillard concep- tuel. Le projet est ambitieux : retracer l’histoire de ce mot, de l’Antiquité romaine à aujourd’hui, en restituant les définitions usa- gées par les différentes doctrines que le terme a servies. Le pari est en partie réussi dans la mesure où la lecture du livre nous plonge dans la complexité de cette philosophie et la diversité de ses ramifications. Elle permet de s’extraire des pon- cifs habituels sur le sujet : loin de légitimer la « loi de la jungle», loin d’être des instigateurs de l’égoïsme et de l’intérêt individuel, les libé- raux se sont surtout préoccupés des questions morales, civiques et religieuses. Les apports de The Lost History of Liberalism sont multiples : le livre dresse une chronologie des significations associées au mot libéralisme en retraçant l’évolution d’une philosophie qui finira par se diviser en deux camps irrécon- ciliables à la fin du XIX e siècle ; il met en évidence l’apport essentiel de la France à la théorisation de différents courants du libéralisme ; et il met en lumière certains angles morts et divisions du libéralisme sur des enjeux essentiels comme la colonisation, l’eugénisme ou le droit des femmes. Trois grandes périodes The Lost History of Liberalism fait apparaître trois grandes périodes dans l’histoire du mot. Tout d’abord, un premier moment correspondrait à la préhistoire du libéralisme, de l’Antiquité à la Révolution française. Des auteurs romains employaient le mot « libé- ral » pour désigner la dévotion au bien commun et la générosité qui lui était associée. Celle-ci allait de pair avec un statut social : le fait d’être noble impliquait le devoir civique d’être généreux avec autrui de manière désintéressée, et cette vertu devait être enseignée. Le sens de ce mot perdure au Moyen Âge et à la Renaissance. À partir de la Révolution française, libéralisme évolue pour qualifier

des idées ou des constitutions appelant à rompre avec l’arbitraire de la société d’Ancien Régime, et qui soutiennent au contraire l’éga- lité des individus devant la loi. Néanmoins, cette conception libé- rale de la démocratie n’impliquait pas l’extension du droit de vote à tous les citoyens. La Révolution de 1848, l’émergence de la «question sociale» et l’avè- nement du socialisme amènent de plus en plus d’acteurs politiques se revendiquant libéraux à réinven- ter leur doctrine. Rosenblatt les recense notamment en France (les radicaux sous la III e République), en Allemagne (des économistes proches de Bismarck) et en Angleterre (autour du Parti libé- ral). Ils promeuvent le suffrage universel, des lois sociales visant à réduire les inégalités, et une édu- cation publique destinée à élever la morale des citoyens et à les éloigner des superstitions religieuses. Ces libéraux sociaux se positionnent ouvertement contre le laisser-faire en matière économique, défendu par Frédéric Bastiat en France ou Richard Cobden en Angleterre. Cet interventionnisme de l’État, associé au « libéralisme social » (ou «nou- veau libéralisme »), sera ensuite incarné auxÉtats-Unis par des théo- riciens comme John Dewey, dans des politiques de l’ère Progressiste et au New Deal de Roosevelt. Toutefois, des auteurs comme Léon Say en France ont dénoncé dès la fin du XIX e siècle cette évolution du libéralisme qui, selon eux, ouvre la voie au socialisme. Cette version sociale du libéralisme s’est égale- ment attiré les foudres des libéraux classiques du XX e siècle, comme Ludwig Von Mises ou Friedrich Hayek, qui considéraient les libe- rals comme des pseudo-libéraux et durent par la suite s’en démarquer en employant d’autres vocables comme libertarien.

dom of individuals. In The Lost His- tory of Liberalism, Helena Rosen- blatt, professor at theCityUniversity of NewYork, invites us to take a step back from this conceptual fog. She retraces the history of this word from Roman Antiquity to the pres- ent and the definitions used by the various doctrines the term has served. Rosenblatt’s endeavour is partly successful insofar as reading the book immerses the reader in the complexity of this philosophy and the diversity of its ramifications. It allows us to free ourselves from the usual clichés: far from legitimising the “law of the jungle” and advocat- ing selfishness and individual inter- est, liberals were above all con- cerned with moral, civic, and religious issues. The contributions of The Lost His- tory of Liberalism are multiple: the book draws a chronology of the meanings associated with the word by detailing the evolution of a phi- losophy that eventually split into two irreconcilable groups at the end of the 19 th century; it highlights France’s contribution to the theori- sation of the various currents of lib- eralism; and highlights blind spots and divisions on issues like coloni- sation, eugenics, and women's rights. Three major periods The Lost History of Liberalism iden- tifies threemajor periods in the his- tory of the concept. First, a period corresponding to the prehistory of liberalism, from Antiquity to the French Revolution. Roman authors used the word “liberal” to designate devotion to the common good and generosity. This came with a social status: being noble implied the civic duty of being generous with others in a disinterested way; this virtue had to be taught. This conception continued during the Middle Ages and the Renaissance. From the French Revolution, the concept of liberalism evolved to qualify approaches calling for a break with the arbitrariness of Ancien Régime society, and to support the principle of equality before the law. However, this liberal conception of

LIBÉRALISME HISTOIRE D’UNMOT

Un ouvrage se penche sur les racines du libéralisme et les différentes idéologies gravitant autour du terme. Utile en France, où le mot est employé comme un anathème.

LIBERALISM: HISTORY OF AWORD A book reflects on the roots of liberalism and the various ideologies revolving around the term. It's of particular interest in France, where the word is often used as an anathema.

En collaboration avec Phébé, la veille d’idées internationale par Le Point

Kevin Brookes, docteur en science politique, directeur des études de GenerationLibre.

L e mot libéralisme est peut-être l’un des termes les plus polysé- miques employés dans le débat public. Il est mobilisé par ses détracteurs, tantôt pour dénoncer la mondialisation économique, tantôt pour déplorer la perte de repères moraux et le

déclin de valeurs traditionnelles. Du côté de ceux qui s’en réclament, il sert parfois l’apologie du marché, et parfois une doctrine qui confé- rerait à l’État la mission d’être le garant de l’autonomie des indivi- dus (en leur versant un revenu uni- versel par exemple). À travers The Lost History of Liberalism , Helena

T he word 'liberalism' is per- haps one of the most polyse- mous terms used in public debate. It is used by detractors to denounce economic globalisation and deplore the decline of tradi- tional values. Those who defend it praise the market or a doctrine in which the State guarantees the free-

La France, berceau du libéralisme

Dans cette fresque historique, The Lost History of Liberalism accorde une place centrale à la France et la considère comme un berceau

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