Paris-vous-aime-magazine-Avril-Mai-Juin-2025

IDÉES

Capitale de l’amour, Paris représente en même temps le lieu de la liberté retrouvée et de la créativité. Ce clin d’œil appuyé au cliché du Paris des années 1950, ville d’émancipation pour les Américains, n’est pas dénué de subtilité et d’humour, puisqu’il rencontre le stéréotype parallèle d’un New York idéalisé. La nostalgie du « bon vieux temps » se nourrit de clichés, nous dit en filigrane la série. LA GÉOLOCALISATION DU STÉRÉOTYPE Mais de quel Paris s’agit-il ? Beaucoup s’exaspèrent de la récurrence des lieux, du conformisme qu’il exprime : la Seine, quelques ponts, notamment celui des Arts (les petits cadenas de l’amour, désormais disparus, ont envahi Instagram en leur temps, rappelons-le), la tour Eiffel et Montmartre. Sans parler des parcours et des distances improbables : prendre le métro à Abbesses et descendre à Arts et Métiers, passer en quelques pas seulement de Montmartre à la tour Eiffel… Au nom de l’efficacité dramatique, le temps et les lieux de la fiction se construisent à l’écart du réel, même quand ils visent un certain réalisme. Il faut passer rapidement d’un lieu à un autre de l’action. Les conditions logistiques et économiques des tournages ne sont pas étrangères non plus à une production de stéréotypes par l’industrie elle-même. Interrompue pendant la pandémie, la hausse continue des tournages dans Paris a repris de plus belle, comptabilisant 102 longs-métrages et 76 séries, soit 7 000 journées de travail. Crédits d’impôt et fonds de soutien visent à promouvoir Paris et l’Île-de-France, comme le proclame le slogan « Choose Paris » du salon professionnel annuel éponyme. Cela représente quasi 19 000 emplois en CDI et une masse salariale globale de 1,9 milliard d’euros, contrats temporaires inclus. La lutte contre la délocalisation des tournages est donc forte et la concurrence entre les sites, bien réelle. Elle s’exerce de la même façon aux États-Unis. En effet, il convient de rappeler que les lieux de tournage sont parfois déconnectés des lieux mis en scène par les séries. C’est ainsi dans les studios d’Hol lywood qu’ont été tournées les trois versions des Experts pourtant situées respectivement à Las Vegas, New York et Miami. Dick Wolf, le créateur de New York Police Judiciaire , s’est d’ailleurs opposé au diktat des lumières californiennes pour tourner à New York, afin de donner à sa série l’atmosphère grise de la ville. Mais pour New York Police Blues, Steven Bochco a choisi Hollywood, pour un résul tat salué par la critique et les spectateurs. L’impression de vérité d’une série n’a donc pas forcément de lien avec sa géolocalisation. Dès son lancement en octobre 2020, Emily in Paris rencontre un suc cès planétaire qui n’a d’égal que les sarcasmes qui l’accompagnent en France. Son créateur Darren Starr, qui avait déjà fait rêver d’un New York glamourisé avec Sex and The City , a pourtant appliqué les mêmes procédés iconographiques. Il choisit des lieux embléma tiques (la boulangerie, la place de l’Estrapade, des cafés en terrasse) et des promenades récurrentes (les quais, les ponts de la Seine, les illuminations). Cette fois, il propose le regard américain sur Paris d’une jeune héroïne aux tenues improbables, la fille instagrameuse de Carrie Bradshaw à l’ère #Post MeToo. Exaspérant les critiques, la capitale est à la fois idéalisée et vétuste, les Parisiens, arrogants et inhospitaliers. Clichés américains contre clichés parisiens, la série s’amuse de ces oppositions qui pourraient rappeler celles existant EMILY IN PARIS : PAROXYSME DU CLICHÉ OU EFFICACITÉ DU RÊVE?

entre la province et la capitale. Elle a néanmoins suscité un spec taculaire engouement immobilier des Anglo-Saxons et invite les touristes à un Emily-in-Paris Tour, tout comme cela avait été le cas pour New York et Sex and The City . Le rêve n’a pas de prix. CONSTRUCTION ET DÉCONSTRUCTION On pourrait même avancer que, la plupart du temps, la représenta tion d’une ville fait sens en conjuguant justement des stéréotypes et des actualisations de ces mêmes stéréotypes. C’est le cas dans les séries américaines qui associent étroitement les monuments de Washington et le pouvoir présidentiel, jusqu’à envahir un générique comme celui de House of Cards . Miami associe une vitrine rutilante et une violente criminalité sous-jacentes ( Deux flics à Miami , Dexter ). New York est un symbole si puissant que le générique des Sopranos se contente de jouer sur la route qui quitte la ville pour la banlieue du New Jersey, pour évoquer la force du lien. Mais c’est une ville peu connue du grand public du point de vue iconographique qui a remporté tous les lauriers : Baltimore, avec la série The Wire . En refusant de porter un jugement moral, la série de David Simon et Ed Burns immerge le spectateur dans le marché à ciel ouvert de la drogue à Baltimore et l’oblige à rejeter les stéréotypes associés. Ce faisant, elle offre un miroir où se reflète une condition urbaine qui dépasse le cadre même de la ville et s’adresse à tous. Il en va de même pour Paris. Cela explique d’ailleurs le succès en France comme à l’international de la série Engrenages depuis 2005. En choisissant pour ses enquêtes criminelles des espaces vides, en friche, abandonnés qui s’opposent au Palais de Justice de la Cité ou aux quartiers des bureaux des avocats de l’Ouest parisien, la série scrute une ville à la fois reconnaissable et inconnaissable, proche et lointaine. Une ville qui est à l’image de ses personnages et vice versa, articulant les stéréotypes des lieux et des héros dans un décalage permanent. Loin de tout jugement binaire sur les stéréotypes, les séries gagnent donc en richesse en les interrogeant, fouillant parfois nos mémoires pour ressusciter de vieux quartiers disparus comme le Palais de Justice du temps de l’Île de la Cité, ou le Quai des Orfèvres, qui ont abrité tant de séries policières à commencer par Maigret . PARIS SERA-T-IL TOUJOURS PARIS ? Loin d’être figée, l’image de Paris évolue profondément à travers les séries. On pourrait étendre cette réflexion à l’image de la

for Emily. Star chose iconic locations (a typical boulan gerie, Place de l’Estrapade, street cafés) and recurring itineraries (the quays, the bridges, the lights) for an American perspective on Paris through the eyes of a young heroine with an offbeat fashion sense as the Instagramming. In the series, Paris is both idealised and sentimentalised, and Parisians are portrayed as arrogant and inhospitable. The series pokes fun at the contrasts between American and Parisian stereotypes, inspiring an explosion of Emily-in-Paris tours, just like in New York for Sex and the City . Dreams are priceless. CONSTRUCTION AND DECONSTRUCTION In fact, most representations of a city combine both stereotypes and updates of those stereo types. The powerful symbol of New York is evoked in the opening credits of The Sopranos , showing the road from the city to the New Jersey suburbs to emphasise the strong link between the two. Surprisingly, the series most closely linked to a city that’s received the highest acclaim is Baltimore, for The Wire . David Simon and Ed Burns’ story immerses viewers in that American city’s drug trade with such an even-handed approach that viewers are forced to reject the stereotypes that come with it. The creators hold a mirror up to urban conditions that transcend a single city in order to speak more universally about urban life and beyond. That can happen in Paris too. For example, the Spiral series was a huge hit in France and abroad. By choosing empty, derelict and abandoned spaces for its criminal investigations, as opposed to the Palais de Justice or a sexy Paris law firm, the series examines a city that is at once familiar and unfamiliar, close and far away. In other words, a Paris that truly reflects its characters, and vice versa, with the stereotypes around places and heroes in a constant state of flux. WILL PARIS ALWAYS BE PARIS? Far from being fossilised, the image of Paris evolves profoundly through these series. We could extend this

is not without subtlety and humour, as it encoun ters the parallel stereotype of an idealised New York. A nostalgia for the “good old days” is fuelled by clichés. GEOLOCATING STEREOTYPES But which Paris are we talking about? Many Parisians are exasperated by the fact that the same places are evoked over and over again: the Seine, the Pont des Arts, the Eiffel Tower, Montmartre. Not to mention that these places are many metro stops apart, and not next door, thus, in the name of narrative efficiency, places and time are often portrayed far from reality. Following the pandemic, there was a steady increase in the number of films shot in Paris, with 102 feature films and 76 series, representing about 7,000 work days. Competition between filming locations is fierce and the industry accounts for 19,000 jobs in France, a significant economic boost for the city. The same is true in the United States, where the locations allege dly depicted are often filmed elsewhere. For example, the three seasons of CSI: Crime Scene Investigation , set in Las Vegas, New York and Miami, were actually filmed in Hollywood studios. Dick Wolf, the creator of Law & Order , filmed his popular program in New York to capture the city’s grey atmosphere. « À Paris, les lieux et le temps de la fiction se construisent à l’écart du réel » “Parisian places and time in fictions are far from reality” EMILY IN PARIS: THE HEIGHT OF CLICHÉ OR THE POWER OF DREAMS? Since its launch in October 2020, Emily in Paris has been a global phenomenon. Its creator Darren Star, who had already dreamed up a glamorous New York in his series Sex and the City , used the same methods

France d’ailleurs, celle des quartiers de Marseille ( Plus belle la vie ) aux zones des migrants de Calais ( Years and Years ) qui renouvelle les perspectives des récits. Aucune représentation de Paris ne peut donc prétendre en donner une image unique et objective. Ses stéréotypes sont datés, fragmentés, ils sont sources de frustration ou de nostalgie. Ils consti tuent aussi une forme de patrimoine fictionnel pour toute nouvelle écriture, toute nouvelle mise en perspective. De fait, ils participent tous à rendre Paris insaisissable, à la fois « toujours » Paris et « jamais » Paris, fascinant encore et encore les créateurs. ◆

reflection to the image of other places in France that offer different perspectives of France, from the projects of Marseille ( More Beautiful Life ) to the immigrant neighbourhoods of Calais (Y ears and Years ). No representation of Paris can claim to offer a unique or objective image – the stereotypes are outdated, frag mented and a source of both frustration and nostalgia. At the same time, these fictions also constitute a kind of fictional heritage, a springboard for new writing and new perspectives, contributing both to the elusiveness of the capital, a place that is always Paris and never Paris, but will forever fascinate. ◆

L’AUTRICE Monika Siejka,

enseignante-chercheuse en storytelling, leadership et management, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) - Université Paris-Saclay

THE AUTHOR Monika Siejka,

Lecturer and Researcher in Storytelling, Leadership and Management, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) - Université Paris-Saclay

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AVRIL - MAI - JUIN 2025 - PARIS VOUS AIME / 123

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