Paris vous aime Magazine Jan-Fév-Mars 2022

religieuses, mais perçu comme tout aussi excentrique, va marquer dès lors l’alimentation saine et bio. Après l’échec des communautés, beaucoup de membres de la contre- culture restèrent fidèles au régime alimentaire naturel et lancèrent des entreprises alternatives, dont la forme la plus populaire est la coo- pérative alimentaire. Là encore, les utopies des années 1970 vont refluer dès la décennie suivante, mais la contre-culture aura marqué de son empreinte ce secteur alimentaire alternatif, qui conservera certains traits associés à l’identité et au style hippies, comme la vente en vrac ou un aménagement de magasin rus- tique et rétro. Au cours duXX e siècle, l’alimentation naturelle va attirer de nouveaux types de consommateurs, comme les adeptes du bodybuilding ou les actrices de Hollywood. Grâce à leur influence, il devient possible d’adopter ce régime alimentaire par pragmatisme sanitaire et esthétique. Un processus de «glamourisation» des modes de vie perçus comme marginaux va par ailleurs s’enclen- cher, le style de vie se détachant de l’idéologie: «Il devint possible, écrit l’auteure, d’adopter un style de vie fondé sur l’alimentation naturelle sans adopter les idées philoso- phiques sous-jacentes.»

était perçu comme artificiel et moralement dégradant, espérant ainsi atteindre un idéal de pureté. Élevés selon ces préceptes religieux, les frères Kellogg furent dans les années 1890 parmi les premiers entrepreneurs à fabriquer et à com- mercialiser des produits dits natu- rels. Si la postérité a surtout retenu le succès de la Kellogg Company, menée par Will Kellogg, et de ses cornflakes (sucrés), c’est à son frère, John Harvey, médecin et conféren- cier, qu’on doit des produits comme le granola, un mélange de céréales cuisinées, ou encore le protose, un substitut de viande qu’il servait aux patients de son sanatorium. Retour à la terre Il faudra attendre les années 1960 et 1970 pour que l’alimentation natu- relle change de visage et soit asso- ciée auxhippies et à la contre-culture californienne. Cemouvement encou- rageait toutes les pratiques rendant aux individus leur autonomie vis- à-vis de la société de consomma- tion industrielle : accouchement naturel, construction de sa propre maison, autosuffisance alimentaire, jardinage à domicile et cueillette de champignons. Le mouvement du retour à la terre et des communautés rurales s’appuyait également sur un régime alimentaire aussi naturel que possible. Sandales et tuniques, barbe et cheveux longs, vie au grand air ou nudisme: un mode de vie certes éloigné de l’ascétisme des sectes

religious sects that immi- grated to the east coast of the United States at the beginning of the 19 th century were the first to adopt a strictly vegetarian diet avoiding alcohol, coffee, even milk. Consuming only unadulter- ated products – as offered by God – these pioneers refused anything perceived as artificial as morally degrading and at odds with their ideal of purity. Raised according to these religious beliefs, Will and John Kellogg were among the first entrepreneurs to manufacture and market "natural" products, including sugar-infused corn- flakes, in the 1890s. John Harvey Kellogg, a physician and nutri- tionist, invented the cereal mix known as granola and protose, a meat substitute he served to patients at his sanatorium. Back to earth It wasn't until the 1960s and 1970s that natural foods were associ- ated with hippies and the Califor- nia counterculture. The move- ment encouraged anything and everything that offered autonomy from industrial consumer society: natural childbirth, building one's own home, home gardening, mushroom picking. A return to the countryside and as natural a diet as possible were associated with sandals, tunics, beards, long hair, and nudism. This way of life, far removed from the asceticism of religious sects, would hence- forth co-opt the organic food movement. After the failure of experiments in communal living, many coun- ter-culturists hung on to their natural diets and launched alter- native businesses, including food co-ops. These 1970s utopias left their mark on the organic food sector, which retains certain traits associated with hippie iden- tity and style – including bulk foods and rustic store interiors. Toward the end of the 20 th cen- tury, natural foods appealed to a variety of consumers, including bodybuilders and Hollywood stars. The “glamourisation” of

lifestyles once perceived as mar- ginal and removed from accepted norms was gradually embraced. “It then became possible to adopt a lifestyle based on natural foods without adopting the underlying philosophies”, says Miller. Throughout these changing trends, natural foods continued to promise a healthier way of eating that's respectful of nature, as opposed to agribusiness, which is now viewed with suspicion. But the philosophy advocated by sell- ers, “moved away from austere asceticism ... in favour of a flexi- ble hedonism more in line with life at the end of the twentieth century”. The pioneering ideal of proximity to nature, which implied withdrawal from the modern world, subsequently shifted to environmental sensitiv- ity in line with an urban and con- sumerist way of life. This reform also led to relinquishing vegetar- ianism – one of the pillars of nat- ural diets – which was considered too stringent to be widely adopted and was replaced by "flexitarian" diets, allowing limited meat con- sumption according to one's life- style. Rather than offering a philosophy that opposes high ideals with the calculated monetisation of their aspirations, Miller shows that natural foods entrepreneurs actu- ally contributed to their cultural success. This paradox lies in the very particular nature of social movements that seek to promul- gate lifestyles: their success depends on the adoption of cer- tain behaviours expressed through choices of consumption. Promoting a natural-foods life- style, and the enormous market for these products, has now become a common goal. Flexitarianism vs. vegetarianism

AUTEURE Laura J. Miller est professeure associée de sociologie à l’université Brandeis (Massachusetts) depuis 2002. Elle enseigne la sociologie de la culture, des médias de masse et de la consommation, et la sociologie urbaine. À l’image de Building Nature’s Market , ses recherches se situent au croisement des mouvements sociaux, des styles de vie et des processus économiques qui leur sont liés. Elle travaille actuellement sur l’histoire des livres de cuisine végétarienne aux États-Unis. AUTHORS Associate Professor of Sociology at Brandeis University (Massachusett) since 2002, Laura J. Miller teaches the sociology of culture, mass media, consumption, and urban sociology. Her research, as well as her book Building Nature's Market, are at the crossroads of social movements, lifestyles, and related economic processes. She is currently working on the history of vegetarian cookbooks in the United States. POUR ALLER PLUS LOIN / OF FURTHER INTEREST Gregory A. Barton, The Global History of Organic Farming , Oxford University Press, 2018 Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things : A Theory of the Aspirational Class , Princeton University Press, 2017 (voir Phébé n° 28) Adam D. Shprintzen, The Vegetarian Crusade. The Rise of an American Reform Movement, 1817-1921 , University of North Carolina Press, 2013. William Shurtle , Akiko Aoyagi, History of Erewhon. Natural Foods Pioneer in the United States (1966-2011) , Soyinfo Center, 2011

promesse d’origine : une manière de manger plus saine et plus res- pectueuse de la nature, opposée à un secteur agroalimentaire perçu avec suspicion. Mais la philoso- phie que prônent les commerçants du secteur va connaître quelques aménagements, dont l’ «éloigne- ment d’un ascétisme austère […] en faveur d’un hédonisme souple plus en phase avec l’air du temps de la fin du XX e siècle» . De même, l’idéal de proximité avec la nature des pionniers, qui impliquait un retrait du monde moderne, est assoupli en faveur d’une sensibilité environ- nementale plus en accord avec un mode de vie urbain et consumériste. Ce réformisme impliqua néanmoins le sacrifice d’un des piliers du régime naturel : le végétarisme, qui, trop strict pour être massivement adopté, fut remplacé par le «flexitarisme», qui implique que chacun réduise sa consommation de viande en fonction de son humeur ou des circonstances. Plutôt que proposer une probléma- tique attendue opposant la pureté des idéaux militants à la froide récupération commerciale de leurs aspirations par le marché, Laura J. Miller montre que les entrepre-

Découvrez Phébé sur www.lepoint.fr/phebe/ Bénéficiez de l’intégralité des articles Phébé et du Point en vous abonnant pour seulement 1 € le 1 er mois, sur abo.lepoint.fr/o re.decouverte. Discover Phébé and Le Point (in French) by subscribing for €1 for the first month at abo.lepoint.fr/o re.decouverte. neurs de l’alimentation naturelle ont contribué dès ses origines à son suc- cès culturel. Cet apparent paradoxe réside dans la nature très particu- lière des mouvements sociaux qui tentent de propager un style de vie: leur réussite dépend de l’adoption de certains comportements qui s’ex- priment par des choix de consom- mation, de sorte que populariser un mode de vie centré sur l’alimentation naturelle et faire croître lemarché de ces produits sont devenus un objectif commun. Sources Laura J. Miller, Building Nature’s Market. The Business and Politics of Natural Foods , University of Chicago Press, 2017. ➤ À LIRE AUSSI Le «bien-manger», un vrai marché Écologie: manger bio pour être en meilleure santé? Oui, mais…

Flexitarisme contre végétarisme

Au fil de ces évolutions, l’alimen- tation naturelle restera fidèle à sa

À RETENIR Le choix d’une alimentation naturelle remonte aux pionniers américains: au XIX e siècle, il est le signe d’une vie conforme à un idéal ascétique. Devenant une expression de la contre-culture au XX e siècle, cette alimentation a perdu sa connotation puritaine mais est restée assimilée aux marges. Depuis les années 1980, le marché de l’alimentation naturelle, en croissance, a conservé son esthétique originelle tout en amendant sa philosophie, afin d’étendre son public. Le secteur tente depuis de répondre aux attentes paradoxales de notre époque : hédonisme et souci sanitaire, consumérisme et proximité avec la nature. IN BRIEF In the 19 th century, some American pioneers' dietary choices signalled conformity with ascetic ideals. When vegetarianism was embraced by the 1960s' counter- culture, the approach lost its puritanical underpinnings but remained on the fringes. From the 1980s, the growing natural foods market evolved to expand its appeal. The industry has sought to meet the paradoxical expectations of our time: hedonism and health concerns, consumerism and proximity with nature.

Source Laura J. Miller, Building Nature’s Market. The Business and Politics of Natural Foods , University of Chicago Press, 2017.

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