Paris vous aime magazine Janvier-Fevrier-Mars 2023

L’Occident libéral affiche un certain

leur absence respective de liens personnels d’affection, car parta geant un même capital social. Leurs pratiques et coutumes communes créent une intimité spontanée, des centres d’intérêt fédérateurs, des idéaux réciproques. L’impératif qui incombe à chaque communauté de se forger un solide capital social explique pour partie le phénomène d’ubiquité des normes traditionnelles à travers le monde. Des Indiens jusqu’aux habitants des îles Fidji, en passant par les diverses communautés africaines ou asia tiques, tous les ensembles culturels ont pour dénominateur commun d’être constitués de diverses tradi tions, selon une nomenclature uni verselle (la formalisation de rites publics, la mise en œuvre de divers interdits alimentaires, la prohibi tion de certains rapports intrafami liaux, des pratiques coutumières en matière contractuelle et d’usage du droit de propriété). Si donc les socié tés ne se contentent pas d’un socle de principes simples et intelligibles, se limitant à prohiber les dommages à autrui ou le meurtre, c’est, notam ment, pour structurer et enrichir leur capital social. Concrètement, les tabous alimen taires, par les contraintes qu’ils font peser sur la consommation, per mettent de différer le plaisir dans le temps, entretiennent avec d’autres interdits et obligations un travail plus général de retenue de soi, essen tiel pour semettre au service de ceux dans le besoin. De même pour les rituels publics : en plus de créer un

puissant sentiment d’unité, ces rites, en général, mettent en avant les anciens dans leur exécution, signa lant aux plus jeunes qu’ils se doivent de valoriser l’expérience pour un jour espérer être de la partie. Pourtant, l’Occident libéral ne manque pas d’afficher un certain scepticisme à l’égard des traditions. La perception qu’il s’en fait l’amène à n’y voir que pratiques poussié reuses, certes intrigantes pour les manuels d’histoire, mais surtout encombrantes à l’égard de la sou veraine liberté de l’individu désor mais considérée comme finalité de la société. Ce faisant, nos sociétés modernes, inconscientes de l’utilité sociale de la tradition, sapent leur capital social, mettant en péril leur continuité à terme. L’éclatement des groupes est même déjà à l’œuvre. Dans son livre Coming Apart: The State of White America, 1960–2010, Charles Murray souligne ainsi comment le délitement des com munautés familiales et religieuses aux États-Unis se fait avant tout au détriment des plus démunis, ne bénéficiant plus d’une apparte nance collective à même de fournir le soutien nécessaire pour surmon ter leur précarité. De l’utilité de la tradition Moshe Koppel aborde ainsi un ensemble de domaines dans les quels la tradition fait la preuve de ses vertus, en politique, en éthique et en psychologie. Si on aborde la tradition sur le plan moral, les valeurs qui en sont issues

sense of unity, these rites, which also honour ancestors, teach younger members to value experi ence with the hope of one day ben efitting from it. The liberal West is sceptical about traditions, and per ceives them as outdated and cum bersome in a context of the sover eign freedomof the individual, now considered society’s main focus. In relegating meaningful rites to the dust heap and discarding the social utility of tradition, our modern societies undermine their social capital and their own long-term existence. The fracturing of social groups is already happening. In his book Coming Apart , Charles Mur ray emphasizes how the disinte gration of the family and religious communities in the U.S. particu larly affects its most underprivi legedmembers, who no longer reap the benefits of membership of a col lective entity capable of providing the support necessary to overcome their precariousness. Koppel addresses several areas in which tradition has demonstrated its virtues: politics, ethics and psy chology. If we examine the values that emerge from moral traditions, they respond to an anthropological imperative to structure communi ties around three universal moral categories: justice (respect for the rights of others), loyalty (to one’s community and institutions) and restraint. Although a system of values emancipated from tradition is no stranger to these categories, the modern alternative, favour ing individual freedom, tends to overvalue justice to the detriment of loyalty and restraint, unaware of the harmful consequences of such disproportion. Koppel illus trates his point with the prisoner’s dilemma, a problem drawn from game theory that underscores the difficulties encountered by soci eties when individual members act in their own self-interest. This practical case emphasises that a person who chooses immediate gratification over future benefits On the usefulness of tradition

may, through self-interest, harm others in order to obtain an instan taneous reward. A traditional society is better equipped to help people contain their appetites by instilling self-restraint via a sub tle ecosystem of obligations and prohibitions. Furthermore, these communities establish public rules whose purpose is to teach people to prioritise the future and to instil a sense of sacrifice with regard to the group. These signals are essential for a community’s survival. Here again, our modern liberal world offers equivalent incentives, par ticularly in business. To demon strate their belief in the future and in professional seriousness, indi viduals earn college degrees that require some years of sacrifice in order to gain specific knowledge. But it’s all a question of proportion. Traditional societies seem more inclined to create norms that pro mote self-restraint, while being less concerned about their alienat ing character. Koppel engages in a reasoned defence of tradition, but is careful not to champion it for its own sake. Although he illustrates his analysis with examples drawn from Juda ism, his reflections can easily be transposed to any other religion or culture, as the author cites various studies in anthropology, psychol ogy, computer science and political science to support his viewpoint. Here, tradition is analysed from a utilitarian perspective: Its con crete benefits reside in its ability to structure societies and create bonds to foster cooperation and solidarity. ◆ Source Moshe Koppel, Judaism Straight Up: Why Real Religion Endures, Koren Publishers, 2020.

en vue d’en tirer un profit instan tané. Une société traditionnelle, par la praxis qu’elle entretient, sera plus à même de contenir les appétits de chacun en inculquant à ses membres la retenue de soi via un subtil écosystème d’obligations et de prohibitions. En plus, ces sociétés instaurent des marqueurs publics qui visent non seulement à signaler aux autres notre prio risation du futur, mais aussi notre sens du sacrifice envers le groupe. Or, ces signaux sont déterminants pour la survie d’une communauté. Là encore, la modernité libérale n’est pas étrangère à des méca nismes d’incitation équivalents, en particulier dans le commerce. Ainsi, pour matérialiser aux autres une valorisation du futur et un sérieux professionnel, les indivi dus s’investissent dans l’obtention de diplômes universitaires, qui nécessitent bien quelques années de sacrifice pour acquérir un savoir déterminé. Mais tout est une ques tion de proportion. Les sociétés traditionnelles sont a priori plus enclines à multiplier les normes favorables à la retenue de soi, car moins préoccupées par leur carac tère aliénant. Moshe Koppel s’engage donc dans une défense raisonnée de la tra dition, avec pour défi de s’écarter du terrain de l’apologie. Si l’auteur appuie son discours sur le cas du judaïsme pour illustrer son propos, le but n’est rien d’autre que pédago gique, mobilisant simplement une tradition qui lui est familière. Son propos peut alors être transposé à n’importe quelle autre religion ou culture, son auteur ayant pris soin de faire appel à diverses études en anthropologie, en psychologie, en informatique ou en sciences poli tiques pour défendre son point de vue. La tradition est ainsi analysée sous l’angle de l’utilitarisme : ses bienfaits concrets consistent en son utilité dans la structuration des sociétés et la création de liens de coopération et de solidarité. ◆ Source Moshe Koppel, Judaism Straight Up: Why Real Religion Endures, Koren Publishers, 2020.

scepticisme à l’égard des traditions

The liberal West maintains a certain septicism with regard to traditions

répondent à un impératif anthropo logique, toute communauté étant structurée autour de trois catégo ries morales universelles : la justice (le respect des droits d’autrui), la loyauté (à sa communauté et ses ins titutions) et la retenue. Un système de valeurs émancipé de la tradition n’est pas étranger à ces catégories. En revanche, l’alternative moderne, privilégiant la liberté des individus, à tendance à surévaluer la justice au détriment de la loyauté et de la retenue, sans prendre conscience des conséquences néfastes qu’une telle disproportion implique. Koppel illustre son point via le dilemme du prisonnier répété, un problème tiré de la théorie des jeux, qui développe une difficulté clas sique rencontrée par les sociétés humaines dans les interactions qui les composent. Ce cas pratique sou ligne entre autres qu’une personne ayant une préférence personnelle pour des plaisirs immédiats, au détriment de bénéfices futurs, peut être amenée, dans le calcul de son propre intérêt, à léser autrui

AUTEUR Moshe Koppel est un professeur américano-israélien en science informatique à l'université de Bar-Ilan en Israël. AUTHORS Moshe Koppel is an Amercan-Israeli computer science professor at Bar-Ilan University, Israel. POUR ALLER PLUS LOIN/OF FURTHER INTEREST Jesse Graham, Brian A. Nosek, Jonathan Haidt, Ravi Iyer, Spassena Koleva et Peter H. Ditto , Mapping the Moral Domain, Journal of personality and social psychology , 2011. Richard Sosis, Eric R. Bressler, Cooperation and Commune Longevity: A Test of the Costly Signaling Theory of Religion, Cross-Cultural Research, 2003. James Q. Wilson, The Moral Sense, Simon and Schuster, 1997.

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