Paris vous aime Magazine Jan-Fév-Mars 2022

Fragmentation des sources de l’information politique La fin du XIX e siècle voit ensuite les mouvements constitutionnalistes se propager réellement à travers le monde, et souvent au sein des monarchies plutôt que des démo- craties. En Tunisie, celle qui est écrite par l’ancien général Husayn ibn Abdallah en 1861 ne garantit ni des élections indépendantes ni la liberté de la presse, mais promet bien l’égalité devant la loi. Pendant ce temps, au Japon, le contrecoup de l’ouverture forcée du pays au monde extérieur en 1853 pro- voque de vastes réformes, et fina- lement une nouvelle Constitution, la première d’Asie orientale, que l’empereur Meiji remet à son gou- vernement en 1889, et qui centra- lise les impôts, établit un système postal et pose les fondations de l’in- dustrialisation rapide de l’île. Le rythme de production des consti- tutions s’essouffle plus ou moins au début du XX e siècle, mais la dislo- cation des empires qui fait suite à la Première Guerre mondiale en accouche de plusieurs. De même, après la Seconde Guerre mon- diale, la dissolution des empires coloniaux est encore plus fertile en la matière, tant sont nombreux les nouveaux États indépendants. À cette époque, la promulgation d’une Constitution n’a plus forcé- ment besoin d’être précédée d’une guerre ouverte, même si les conflits coloniaux, comme en Algérie ou au Kenya, s’accompagnent souvent de violence extrême, mais elle pro- cède toujours néanmoins d’une pression extrême subie par le pou- voir en place. De fait, les Constitutions étaient devenues la norme dès 1900 si l’on excepte le Royaume-Uni et son pot-pourri de textes constitu- tionnels non réunis en code. Deux siècles les ont fait émerger, à grand renfort de compétition de plus en plus vive entre différents États et empires et au fil de leurs conflits : les Constitutions séduisent autant ceux qui détiennent le pouvoir que ceux qui y aspirent. Et cette leçon peut, au XXI e siècle, nous servir d’avertissement. Parmi les

opportunément, l’obligation per- manente de financer une armée de près de 25000 soldats, mise à disposition du Premier Empire français. En Espagne, le frère de l’empereur, Joseph Bonaparte, supervise la rédaction de la pre- mière Constitution écrite du pays. Mais l’activisme constitution- nel français y subit un retour de flamme : les Espagnols loyaux aux Bourbons convoquent les Cortes de Cadix en 1810, assemblée consti- tuante qui débouche deux ans plus tard sur une Constitution alterna- tive, laquelle garantit la liberté de la presse, abolit l’Inquisition, et ins- taure le droit de vote pour tous les hommes libres à travers le monde hispanique. De nouveau, la pression d’un conflit et, en l’occurrence, celle d’une occupation donnaient naissance à une Constitution, même si l’on retient le subtil commentaire du duc de Wellington, selon lequel les Cortes «avaient largement conçu leur Constitution sur le principe

à leurs revendications, les- quelles enflent jusqu’à ce texte fon- dateur. Et alors que la nouvelle-née République haïtienne peine à se stabiliser, on voit les versions ultérieures proclamer « les droits inaliénables de l’homme» comme un pied de nez à l’ancienne tutelle coloniale qui en avait privé les Haïtiens si longtemps. Les ondes de choc de ces conflits d’envergure entraînent encore plus de changements en Amérique du Nord : en 1775, les 13 colonies que la Grande-Bretagne y avait fon- dées font sécession, et réussissent à proclamer leur indépendance en 1781 après avoir pris le dessus sur l’adversaire sur tous les fronts. La nation en devenir a besoin d’une nouvelle Constitution, c’est-à-dire d’un dispositif politique qui l’em- pêche de retomber dans un genre de mosaïque balkanisée bien trop susceptible d’être réabsorbée par la Couronne britannique. La Constitution des États-Unis est donc fondamentalement le pro- duit de la guerre, malgré toutes les grandes idées qu’elle contient et malgré les longs et minutieux débats qu’elle a demandés pour atteindre un équilibre entre les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif, d’une part et, d’autre part, entre les États régionaux et les ins- titutions fédérales. Dans le même ordre d’idées, la participation de la France à la guerre de Sécession, très onéreuse pour le royaume, joue un rôle important dans sa banqueroute ultérieure et accélère les efforts du pouvoir monarchique en faveur d’une plus large partici- pation politique du peuple (pour garantir plus de revenus liés aux impôts), ce qui débouche sur la Révolution française. Celle-ci ravive l’ardeur de certains envers le constitutionnalisme, en premier lieu Napoléon Bonaparte (encore un Corse, ironiquement), qui exploite habilement le cadre constitutionnel pour asseoir et légitimer son autorité en tant que Premier consul, mais aussi au-delà des frontières de la France : la Constitution du nouveau royaume de Westphalie comportait ainsi,

island’s military organisation informs us that it mainly aimed at rallying the disparate factions of the rebellion to resist the return of France – which occurred in 1768 and nullified Paoli’s initia- tive. Similarly, although with a much greater worldwide impact, the first Haitian constitution was written in 1801 following a revolt of Black slaves: by withdrawing from the island, the French garri- son of Santo-Domingo gave free rein to the rebels and their demands, which led to their founding text. And while the newly born Haitian Republic struggled to stabilise, later ver- sions of the constitution pro- claimed “the inalienable rights of man” in order to snub the former colonial tutelage that had deprived Haitians of rights for so long. The shock waves of these large- scale conflicts brought about even greater changes in North Amer- ica. In 1775, the 13 colonies Great Britain had founded there seceded and proclaimed their independ- ence in 1781 after military victo- ries on all fronts. The new nation required a constitution to serve as a political tool to prevent it from being fragmented and recaptured by the British Crown. The Constitution of the United States is therefore fundamentally the product of war, despite the great ideas it contains and the many debates required to achieve a balance between its judicial, executive, and legislative powers, and between state and federal institutions. France's participa- tion in the American Civil War also proved costly and played an important role in the kingdom’s subsequent bankruptcy forcing the monarchy to grant a wider political participation in the king- dom (to levy greater tax income), which ultimately led to the French Revolution. Napoleon Bonaparte (also, ironi- cally, a Corsican) skilfully exploited the constitutional

framework to establish and legit- imise his authority as First Con- sul and then beyond French bor- ders. The Constitution of the new kingdom of Westphalia thus opportunely included the perma- nent obligation to finance an army of nearly 25,000 soldiers at the service of the First French Empire. In Spain, the emperor's brother, Joseph Bonaparte, over- saw the drafting of the country’s first written constitution. But French constitutional activism suffered a setback: Spaniards loyal to the Bourbons summoned the Cadiz Cortes assembly in 1810, which drafted an alternative con- stitution two years later, guaran- teeing freedom of the press, abol- ishing the Inquisition, and establishing the right to vote for all free men throughout the His- panic world. Once again, the pressure of a con- flict and, in this case, occupation, gave rise to a constitution, even if the Duke of Wellington com- mented that the Cortes “had essentially designed a constitu- tion on the principle of the painter who paints a work to contemplate it”. That said, it drew the attention of revolutionaries struggling to free themselves from Spain, and used such texts as milestones towards independence, which triggered a wave of constitutions, the first being drawn up in Argen- tina in 1826. This document acted as a legal shield against internal threats and the ambitions of colo- nial powers. This approach spread as far as the kingdom of Tahiti where the monarch Pōmare II created new legal code for his people in 1819. This code, repub- lished five years later, attempted to establish a legal entity more difficult for foreign powers to absorb.

Constitutions are as appealing to those who hold power as to those who aspire to it Les Constitutions séduisent autant ceux qui détiennent le pouvoir que ceux qui y aspirent

du peintre qui peint une œuvre, c’est-à-dire pour la contempler » . Cela dit, l’effort attire l’attention des révolutionnaires qui luttent pour s’affranchir de l’Espagne, dont l’emprise sur les Amériques faiblit, sur l’importance de tels textes comme jalons vers l’indé- pendance, ce qui déclenche une vague de Constitutions, la pre- mière étant rédigée en Argentine en 1826. À cette date, on recon- naît pleinement au document son pouvoir de bouclier légal contre à la fois les menaces de l’intérieur, émanant des gouvernements, et celles de l’extérieur, venant de conquérants en herbe ou de puis- sances coloniales. Le concept se répand aussi loin que le royaume de Tahiti : en 1819, dans la capitale Pare, le monarque Pōmare II donne lecture à son peuple d’un nouveau code juridique. Publié à nouveau cinq ans plus tard, ce code tentait de fonder en droit une entité légale plus difficile à absorber pour les puissances occidentales. Le roi d’Hawaï, Kamehameha III, s’essaya à la même démarche en 1840.

The creation of new constitutions slowed down at the beginning of the 20 th century Le rythme de production des constitutions s’essouff le plus ou moins au début du XX e siècle

Fragmented sources for political news

Constitutional movements spread in earnest across the world at the end of the 19 th century, notably in monarchies. In Tunisia, the

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