PVA (Avril-Juin 2020).pdf

I n his latest book, Why We Drive: Toward a Philosophy of the Open Road , American philoso- pher and mechanic Matthew B. Crawford recommends that we put technology back in its right- ful place. Liberating when used wisely, technology can be oppres- sive when it purely and simply removes us from the heart of the action, for instance with self-driving cars. The presumption of innocence is a valued principle in our demo- cratic societies. Less understood is its logical corollary: the pre- sumption of competence we grant others as demonstrated by our con dence in our ability to man- age the issues inherent to collec- tive life. This notion of compe- tence, as illustrated through driving, makes it possible to address certain themes that go to the very roots of human nature and the dynamics of life in a soci- ety. In addition to the pleasures of driving, automobiles are also spaces for social experimentation regarding our capacity to govern ourselves. We have much to gain from remembering this before surrendering to the attractions of autonomous cars. Crawford believes that, like walking, driv- ing is a fundamental human right which bolsters our ability to govern ourselves and live responsibly in society. In support of his thesis, Crawford invokes cognitive psychology's vast body of research in embod- ied cognition: the analysis of the interaction between mental pro- cesses and bodily movement believed to be at the heart of our higher cognitive capabilities. Psychologists have observed that "infantile amnesia begins to dis- sipate when children crawl on all fours and then walk". Our memo- ries are linked to our movements and therefore allow us to build an identity. Without the ability of self-propulsion through free movement we risk a degeneration No memory without free movement

va-et-vient entre notre cognition et nos mouvements corporels. Ces der- niers seraient au cœur de nos capa- cités cognitives supérieures. Les psy- chologues observent à ce sujet que «l’amnésie infantile commence à se dissiper quand les enfants semettent à ramper à quatre pattes puis à marcher» . Nos souvenirs, liés à nos mouvements, nous permettraient de construire nos identités. Sans cette direction de soi par des mouvements libres, nous risquons d’atrophier nos identités au risque même de nous rendre dépressifs. Si lemouvement de soi est protecteur contre la dépression, c’est parce que le bonheur est «le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée» , comme l’écrit Friedrich Nietzsche, cité par l’auteur. Cette puissance s’exprime par exemple au volant par la capacité à contrôler de manière compétente son propre véhicule ou à maintenir son attention dirigée vers la route en dépit des distractions. C’est aussi la capacité à tempérer son impatience vis-à-vis des autres conducteurs. Vital pour la démocratie Et l’ouvrage de Crawford de prendre une dimension politique à ce sujet, car ces capacités sont, selon lui, né- cessaires à la vie dans nos sociétés occidentales. La démocratie par le peuple suppose des individus ca- pables de se gouverner eux-mêmes, de contrôler leur comportement et, ainsi, de gagner la con ance de leurs concitoyens. Or, cela s’apprend, et la conduite automobile constitue un de ces processus d’apprentissage. Pour vivre dans des sociétés libres, il faut savoir exercer sa liberté dans la responsabilité. Or, la société sé- curitaire et «ef cace» semble faire alliance avec l’automatisation à marche forcée au nom du progrès. Pour Matthew B. Crawford, il faut préserver des zones où les compé- tences (comprises comme la coordi- nation entre mental et mouvement corporel) s’apprennent et s’exercent. Notre capacité à vivre en démocratie en dépend. Cela est d’autant plus vrai que la technologie peut être pensée pour nous servir, plutôt que pour nous asservir.

of our identity that can lead to depression. Freedom of movement protects against depression: "Happiness is the feeling that power increases – that resistance is being over- come", said Friedrich Nietzsche, as quoted by Crawford. This power is expressed behind the wheel as the ability to compe- tently control one's own vehicle and keep one's attention focussed on the road despite distractions. It is also expressed in our ability to temper our impatience in rela- tion to other drivers. Vital for democracy Crawford's book takes a political turn by considering these capa- bilities central to our Western societies. Democracy for the peo- ple presupposes the individual's capacity for self-government through regulating one's behav- iour and thereby gaining the con dence of fellow citizens. This regulation can be learned, and driving is an excellent way of learning it. To live in a free society one must know how to exercise freedom responsibly. However, our safe and "ef cient" society seems to be forging an alliance with forced automation in the name of progress. For Crawford, we must preserve areas where skills – understood as the coordination between mind and body move- ment – are learned and applied. Our ability to live together in a democracy depends on this. All the more true with the knowl- edge that technology can be designed to serve us rather than enslave us.

PHILOSOPHIE DE LA

VOITURE

POUR

UNE

Le philosophe Matthew B. Crawford, connu pour son éloge de l’artisanat, défend la conduite comme expérience concrète de la liberté humaine.

FOR A PHILOSOPHY OF THE AUTOMOBILE

Matthew B. Crawford, a philosopher and staunch advocate of craftsmanship, sees driving as a pathway to human freedom.

En collaboration avec Phébé , la veille d’idées internationale par Le Point

Cécile Philippe

de compétence que nous accordons aux autres. Elle est constitutive de la con ance que nous avons dans leur capacité à gérer les problèmes col- lectifs inhérents à la vie en société. Cette notion de compétence est au cœur de l’ouvrage. Appréhendée au travers de la conduite automobile, elle permet d’aborder des thèmes variés touchant au plus profond de la nature humaine et aux ressorts de la vie en société. Outre le plaisir qu’il peut y avoir dans la conduite, la voiture est aussi le cadre d’expé- rimentations sociales qui entraînent et soulignent nos capacités à nous gouverner nous-mêmes. Nous avons

D ans son dernier opus intitulé WhyWeDrive: Toward a Philosophy of the Open Road , le philosophe et mécani- cien américainMatthewB. Crawford propose de remettre la technologie à sa place. Libératrice quand elle reste sagement à notre service, elle peut aussi être oppressive quand elle vise purement et simplement à nous éli- miner du cœur de l’action. Tel est le risque de la voiture autonome. La présomption d’innocence est une valeur connue de nos sociétés dé- mocratiques. Moins connu est son corollaire, à savoir la présomption

beaucoup à gagner à nous en souve- nir avant de céder aux sirènes d’une voiture autonome déresponsabili- sante. Pour Crawford, conduire, c’est comme marcher. C’est sans doute, pour lui, l’un des droits les plus fon- damentaux de l’être humain, dont découlent nos capacités à nous diri- ger dans lemonde et à vivre de façon responsable en société.

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Sans mouvement libre, pas de mémoire

À l’appui de sa thèse, il invoque le vaste programme de recherche en psychologie cognitive portant sur la cognition incarnée, qui analyse le

BORIS SÉMÉNIAKO

AVRIL - MAI - JUIN 2021

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